La célèbre marque de conteuses pour enfants s’est dotée d’une fonction produit en 2021. Un accélérateur d’innovations indispensable pour rivaliser sur un marché toujours plus compétitif, grâce à une complicité avec une partie prenante originale : des éditeurs et éditrices. Reportage dans ses bureaux parisiens.

⌛ 6 minutes de lecture tout sauf imaginaire


Ce que tu vas apprendre dans cet article sur les coulisses produit de Lunii :

1- L’importance de l’innovation pour Lunii, pionnier sur un marché aujourd’hui très concurrentiel

2- Le récit de la fonctionnalité IA de synthèse vocale (pour remplacer les prénoms dans les histoires audio)

3- La collaboration produit – édition pour la conception des outils internes


📊 Lunii en chiffres :

– Lancement de “Ma Fabrique à histoires” en 2016
– 75 employé·es dont une dizaine au produit
– Près de 35 M€ de CA annuel
– 2 millions de conteuses vendues depuis ses début
– 10,8 M€ levés en 2023 auprès notamment du proprio du “Journal de Mickey”

Lunii s’apprête à écrire une nouvelle page de son histoire. Début octobre, le fabricant de la célèbre conteuse pour enfants verte avec ses gros boutons jaunes a lancé son premier abonnement illimité, “à la Netflix”. Pour 10 euros par mois, les familles peuvent désormais accéder librement à plus de 500 livres audios interactifs – et glaner de précieuses minutes de calme durant leurs voyages ou leurs week-ends avec leurs bambins.

“Un gros changement qui doit nous permettre de générer des revenus plus stables dans le temps (NDLR : 70 % du chiffre d’affaires de Lunii se concentre actuellement autour de la période de Noël), tout en facilitant notre déploiement à l’étranger où ce modèle est très courant”, assure Capucine Borghese, la Chief Product Officer de l’entreprise française de 75 personnes.

Un déploiement à l’international prévu pour 2026, vraisemblablement au Royaume-Uni ou aux États-Unis, qui fait suite à une première tentative ratée, quelques années auparavant.

“On s’était lancé en même temps aux USA, en Angleterre, en Allemagne, en Suisse, en Espagne, en Italie, en Russie… C’était l’époque de la startup nation et de la folie des grandeurs ! Mais c’était une grosse erreur”, rigole aujourd’hui, avec du recul, Maëlle Chassard, la cofondatrice de Lunii.

Maelle Chassard Lunii Ma Fabrique à histoires
Maëlle Chassard : « On ne se voit pas comme un divertissement mais plutôt comme une alternative aux écrans » – Source

Cette ambition au-delà de ses marchés existants (France, Italie, Belgique, Québec) s’avère cruciale pour tenter de rattraper son concurrent Tonies. Lancé en même temps que Lunii, en 2016, l’Allemand a levé 100 millions d’euros en 2021 en s’introduisant en Bourse et est aujourd’hui présent dans 28 pays, dont les États-Unis qui représentent plus d’un tiers de son activité.

Son chiffre d’affaires ? 481 M€ en 2024 contre près de 35 M€ pour le concepteur de la célèbre “Ma Fabrique à Histoires”, confectionnée près de Bayonne.

Lunii Ma Fabrique à Histoires Le Ticket
Le design de la Fabrique à Histoires est inspirée des radios des années 70. Iconique.

Chez Lunii, un modèle équilibré entre hardware et maison d’édition

Pionnier en France, Lunii doit aussi faire face à une concurrence intérieure toujours plus nombreuse (Merlin, Faba, Yoto player, Mon petit Morphée, Elio, Max de l’école de Loisirs…). Pour garder son coup d’avance, la jeune société mise notamment sur ses innovations issues d’une collaboration assez originale entre le produit et… les équipes éditoriales.

Rappelons en effet que près de la moitié des revenus de Lunii – bientôt plus avec le nouveau modèle d’abonnement ?- provient de sa maison d’édition interne. Une équipe d’une douzaine de personnes qui publient jusqu’à 10 livres audio par an chacun et chacune, en faisant appel à des auteurs et autrices externes. Et qui sont plus habituées à manier un bon vieux Word qu’à naviguer dans le jargon et les considérations tech.

Une complicité qui a commencé à monter en puissance à partir de 2021, année où Lunii embauche ses premiers Product. “J’ai beau être designeuse de formation, la structuration produit n’est pas mon expertise”, confie Maëlle.

Aujourd’hui, l’équipe produit compte une dizaine de personnes, pratiquement autant qu’aux éditions.

“Tous les mois, nous faisons nos démos ensemble car nous faisons partie du même écosystème”, détaille Capucine.

La fonctionnalité IA de synthèse vocale : une histoire qui vient de loin

Cet attelage atypique s’est par exemple illustré à Noël dernier, lors du lancement d’une nouvelle histoire : Les farfadets du Fondujardin. La particularité ? Pour la première fois, c’est l’enfant qui peut choisir les prénoms des personnages… grâce à de la synthèse vocale par IA.

Effet garanti ! On l’a testé au Ticket auprès de notre grande et on a pu mesurer le mélange de stupéfaction et de rire de voir “Charlie” jouer les premiers rôles auprès de “Andrea” (sa soeur) et “Marcus” (de la Pat’ Patrouille !) au sein de cet univers fantastique peuplé d’elfes.

Lunii bureaux
Les nouveaux bureaux de Lunii

Une histoire d’à peine une heure qui a nécessité une bonne année de travail… si ce n’est plus ! Samuel Delalez, docteur en synthèse vocale (text to speech), rejoint Lunii en 2018, à la sortie de sa thèse, afin de justement commencer à réfléchir à cette technologie de personnalisation des contes. À l’époque, les premiers modèles neuronaux en la matière sont à peine sortis. Autrement dit : il faut tout défricher.

Comprenons bien : cela fait longtemps que l’on sait transformer un texte en voix. Mais l’enjeu ici est de ne pas avoir une allocution robotique.

“Surtout que les prénoms ne seront pas prononcés avec la même intonation au cours du récit. L’IA va régénérer la voix mais ne reproduira jamais le même son afin que cela sonne naturel”, explique Samuel.

Après plusieurs années d’exploration, Samuel présente avec une Product Designer un prototype à quelques parents afin de tester leur appétence, en remplaçant manuellement les prénoms des personnages.

“L’engouement a été hyper encourageant”, se rappelle Capucine dans cet article sur les coulisses du projet. Suffisant en tout cas pour se lancer dans ce projet qui touche au cœur de la mission de Lunii : réveiller l’imaginaire des enfants !

À peine recrutée, en décembre 2023, la Product Manager Octavie Matton prend en main ce projet, en binôme avec Giovanni Montini, côté édition. Elle s’occupe du parcours de personnalisation au sein du produit tandis que lui va travailler l’histoire.

Lunii Octavie Giovanni
Suzanne et Gaston ? Non Octavie et Giovanni

“On s’est fait des points d’avancement toutes les semaines afin de s’ajuster en cours de route”, explique Giovanni.

Exemple : l’autrice, Camille Masson envisage de personnaliser plusieurs personnages. Côté produit, on préconise de se limiter à trois, afin de limiter la complexité. 

Cette dernière doit également faire face à d’autres enjeux spécifiques. D’une part, les personnages ne doivent pas subir d’humiliation ou d’expérience traumatisante. Par ailleurs, tout le texte doit être écrit de façon épicène, avec des adjectifs qui fonctionnent aussi bien au masculin qu’au féminin (sensible, calme, sympathique…).

Écriture phonémique, DevOps, Bugs… la complexité cachée du produit 

Enfin, contrainte originale : les prénoms ne doivent pas se retrouver en début ou en fin de phrase. “C’est tout le charme de l’IA, on ne sait pas pourquoi ça ne marche pas dans ce cas”, sourit Samuel. Il a ainsi fallu des techniques pour contourner ce problème, par exemple en ajoutant des adjectifs en début de phrase (“Intrigué, Giovanni part…”).

Une fois l’histoire achevée, direction le studio d’enregistrement où la comédienne qui va prêter sa voix aux personnages enregistre plusieurs heures de texte afin d’avoir suffisamment de données pour entraîner le modèle. Cette étape se fera… grâce au supercalculateur public Jean Zay de l’IDRIS, le centre du CNRS pour le calcul numérique intensif !

“Puis, il a fallu intégrer ce modèle à l’histoire en manipulant les différentes pistes sonores”, poursuit Samuel.

En effet, “Luc” par exemple n’a pas la même durée de prononciation que “Jean-Christophe” et cet écart peut désynchroniser l’ensemble du sound design autour de l’histoire.

“Un de nos plus grands challenges côté produit a été la bonne prononciation du prénom”, se rappelle Octavie.

Pour sécuriser le rendu, l’équipe prend alors les 3 000 prénoms les plus donnés ces dernières années selon l’Insee… et les teste un par un ! Ceinture, bretelle.

“Ça a été un travail titanesque mais c’était nécessaire car il restait encore pas mal d’erreurs’, explique celle dont l’IA prononçait par exemple son prénom “Ocvie”.

C’était sans compter sur un autre défi : les prénoms à prononciations multiples. L’équipe produit développe alors un parcours d’écriture phonémique, c’est-à-dire comment le prénom doit se prononcer. Par exemple : “Djoulianne” pour Julian.

Alors que le produit semble prêt, un autre enjeu se pose : le temps d’export de l’histoire, du fait de la puissance de calcul nécessaire. Cette fois, c’est l’équipe DevOps qui charbonne pour maintenir des performances optimales.

“On est passé de 30 minutes de latence à moins de 5 minutes en deux semaines”, témoigne Octavie.

Effet Waouh… mais pas un best seller

Novembre 2024. Le projet est enfin prêt, juste avant Noël. Une semaine avant sa sortie officielle, Octavie participe à un événement où elle présente cette histoire. “Les enfants se battaient pour mettre leur prénom, on sentait qu’il y avait un vrai truc”, se souvient-elle.

Résultat ?

“On reste sur la moyenne haute de nos ventes. Mais on s’attendait à un plus grand succès, déplore Giovanni. Même si les réactions dans le groupe des “super Luniens”, nos parents ambassadeurs, étaient hyper enthousiastes avec un vrai effet Waouh”. 

“C’est difficile dans un catalogue de montrer la valeur de ce produit, explique avec du recul Octavie. Tu prends conscience de la qualité de l’expérience une fois seulement que tu l’as acheté”.

Malgré cette réalité contrastée, le projet montre tout l’apport de la fonction produit. “On aurait pu présenter un prototype trois ans auparavant. Mais entre les éditions, la tech et moi, personne ne pouvait vraiment créer ce produit, confie Samuel. Ça ne pouvait pas marcher sans des personnes qui coordonnent le tout”.

Surtout, il ouvre la porte à d’autres projets similaires à l’avenir, comme le fait de pouvoir personnaliser d’autres éléments de son histoire.

Les bons outils font les bons contes de Lunii

Un exemple qui illustre bien l’importance du produit pour mettre de l’huile dans les rouages entre différentes équipes opérationnelles. Mais les fruits de cette collaboration produit-édition ne sont pas toujours visibles par les utilisateurs. À l’image de l’outil interne appelé “Story factory”, livré récemment par la “lune” (le petit nom donné aux squads chez Lunii) Histoires.

Ce logiciel sert à créer les arborescences des histoires de Flam, le nouveau baladeur pour les 7-12 ans lancé en 2023 et déjà vendu à plus de 300 000 exemplaires (et dont nous avions raconté les coulisses dans ce podcast). Au cours du récit, les enfants peuvent en effet choisir les éléments qui vont influencer la suite. Encore faut-il programmer ses interactions en amont.

Alexandre présente le résultat de son User Story Mapping – avec les petits emojis – 

Une tâche jusque-là effectuée par les développeurs. “Une histoire Flam, c’est un mini-produit en soi. Il fallait donc créer un langage commun pour que les éditeurs et éditrices puissent le faire en totale autonomie”, témoigne Alexandre Leroy Deval, le Product Manager de cette “lune”, qui a entamé ce chantier début 2024.

Qui, avec son binôme au design Charles, ont conçu “Story Factory” en se basant les résultats de plusieurs ateliers de User Journey Mapping.

“On voulait comprendre toute la chaîne de création d’une histoire, de l’idée à la publication, afin de mieux comprendre leurs enjeux et voir comment nous pourrions fluidifier le processus”, indique Alexandre.

“Traiter nos clients internes comme des clients externes”

“Pour la première fois, quelqu’un s’intéressait à notre métier”, rigole Emma Margouty, éditrice chez Lunii.

Ce rôle de passerelle du produit s’est matérialisé par une carte d’expériences sur 5 colonnes : 

  • L’action de l’équipe édition
  • Ses besoins / obstacles (exemple : où stocker le contrat avec l’auteur ou l’autrice ?)
  • Les points de contact (= les outils utilisés pour cette étape)
  • Le ressenti du “client” (matérialisé par un emoji)
  • Les opportunités (= idées de fonctionnalités associées)
Alexandre et Emma devant un modèle d’arborescence sur Miro… avant que cela se fasse sur le nouvel outil interne 

L’occasion de se rendre compte que la phase de publication d’une histoire se révèle assez désagréable jusqu’à présent. “On avait toujours l’impression de déranger les dev’… Alors qu’aujourd’hui, on mettrait un smiley 🤗”, assure Emma.

Preuve de la réussite de cet outil de publication, Alexandre avait prévu un tuto vidéo pour montrer son fonctionnement. Il ne l’a pas filmé : finalement, l’équipe édition n’en avait pas besoin. “On a traité nos clients internes comme des clients externes, en faisant un effort particulier sur l’expérience utilisateur”, affirme Alexandre.

Lunii, qui a dépassé le cap des 2 millions de conteuses vendues depuis ses débuts, compte bien sur cette force et ce travail main dans la main pour écrire la suite de son histoire.


Pour en savoir plus sur Lunii :

S'abonner à la Newsletter du Ticket
Suivre LeTicket sur Linkedin

Sur le même thème

Le Ticket est le média du product management, créé par et pour les Product Managers, afin de se former et s’informer sur la culture produit.
Et déconner un peu aussi (on n’est pas des machines).


© Édité avec passion et panache par Tanchet Média, SAS au capital de 1 000 € depuis 2020
N° de commission paritaire : 1124 X 95032 • Directeur de publication : Kévin Deniau