D’une roadmap produit annuelle rigide, le leader mondial du covoiturage vient de passer à un modèle plus long terme (18 mois) mais également plus flexible. Décryptage avec son instigateur, Benjamin Retourné, Chief Product Officer de la licorne française.
⏳ 10 min de lecture sous le capot
✉️ Article issu du Ticket N°87
Ce que tu vas apprendre dans cet article sur la roadmap produit de BlaBlaCar :
1) Les 3 niveaux de visibilité de la roadmap produit de BlaBlaCar
2) Comment faire une roadmap qui allie projets long terme... et flexibilité
3) Pourquoi il est si difficile de faire comprendre la notion d'incertitude dans une roadmap
Épisode 2 / 6 du guide Les bonnes pratiques pour construire sa roadmap produit |
Chez BlaBlaCar, la seule constante, c’est le changement. Deux ans et demi après avoir établi son processus de roadmap produit, le champion français du covoiturage (et du bus) remet son ouvrage sur le métier.
“Il fallait se remettre en question, explique Benjamin Retourné, le Chief Product Officer de la plateforme de 800 salariés pour plus de 100 millions de membres dans une vingtaine de pays et 253 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2023. On le fait d’ailleurs trop tard car on voyait déjà que ça ne marchait plus aussi efficacement”.
L’ancien modèle ? Une roadmap annuelle définie en novembre et mise à jour une seule fois par an. Cette façon de procéder répondait au besoin du moment, lors de son instauration : formaliser un cadre pour éviter que le produit ne parte dans tous les sens et “forcer le focus” autour des priorités stratégiques de l'entreprise.
Problème : l’organisation de BlaBlaCar, une soixantaine de personnes en Product et Design réparties en une vingtaine de squads, pour un département Tech et produit de 350 membres, a évolué entre temps. Surtout, des frictions ont commencé à émerger progressivement :
- La rigidité
“Lorsqu'on définit une roadmap sur un an, il y a plus de réticence à la modifier par la suite. Bien que nous la changions tout de même, cela se faisait dans la difficulté, car le processus était déjà assez lourd en soi, ce qui constituait un frein,” se remémore Benjamin Retourné, qui s’était donné comme sujet d’amélioration de l’efficacité opérationnelle cette année… la roadmap produit !
- La difficulté de planifier sur le long terme
Un an, c’est donc trop… et pas assez long à la fois. Au sens où cela ne permet pas de traiter les gros sujets qui arrivent. Benjamin prend l’exemple de l’ajout des bons de réduction sur la plateforme. Ces derniers n’étaient pas prévus dans la roadmap 2022. Novembre 2022, le sujet revient sur la table pour celle de 2023. Sauf que personne n’a creusé le sujet entre-temps. Il est donc difficile de savoir le travail que cela va engendrer. Résultat ? On verra plus tard… pour la roadmap 2024.
- Le manque d’ownership
Cette roadmap intégrait à la fois de grands chantiers à explorer et des sujets plus micro. Elle laissait ainsi peu de place à la flexibilité et à des sujets bottom-up dans la planification trimestrielle pour les squads.
La nouvelle roadmap produit de BlaBlaCar : un modèle qui repose sur 3 niveaux de visibilité
Dorénavant, l’exercice de roadmap chez BlaBlaCar s’appuie sur trois piliers, avec son propre horizon temporel :
1) La vision produit (4 ans) - Comment envisage-t-on le produit dans 4 ans ?
Cette vue sur 4 ans, fruit de discussions entre le CEO, le CPO et d’autres membres du comité de direction, est mise à jour tous les deux ans.
“Il s’agit moins d’une roadmap précise que d’un exercice de storytelling inspirationnel qui vise à embarquer et aligner les équipes”, indique Benjamin.
Bien entendu, cette vision produit découle naturellement d’une stratégie d’entreprise. En tant que Chief Product Officer, Benjamin Retourné va se servir de cette feuille de route globale énoncée par le CEO et cofondateur, Nicolas Brusson, pour mener cette réflexion sur la vision produit, avec les différents responsables de département (Engineering mais aussi Finance, Marketing ou Communication).
Prenons un exemple concret.
Vision produit : dans 4 ans, il sera possible d’acheter des billets de train en France sur BlaBlaCar. “Ce n’est pas moi qui le décide seul au produit. Je l’indique car c’est une décision stratégique de l’entreprise”, précise Benjamin. Pour y arriver, il faut donc construire tous les blocs au produit : pouvoir prendre un billet aller-retour, ajouter des cartes de fidélité, mettre des options, avoir un système d’échange de billets etc.
“Si on fait la liste, on a une vingtaine de blocs. L’ordre dans lequel on les priorise va constituer la roadmap à 18 mois. Puis, les équipes vont se débrouiller pour découper cela en roadmaps trimestrielles. On est dans une logique d’entonnoir”, illustre Benjamin. C’est tout l’objet du 2e pilier.
"Grâce à une vue à 18 mois, tu ne te fais pas une montagne des grosses transformations quand elles arrivent, car tu as déjà préparé le terrain en amont"
- Benjamin Retourné, CPO de BlaBlaCar
2) L’ambition Product & Engineering (18 mois) - Quelles sont les intentions stratégiques sur les 6 prochains mois et les 12 mois d’après ?
Cette vision à 18 mois est révisée tous les 6 mois et relève de la responsabilité des VP ou Head of de chaque équipe Product & Engineering. Elle informe clairement chacune des équipes sur quoi elles doivent travailler les 6 prochains mois… mais également sur ce qui est envisagé les 12 mois suivants.
On le verra, ce point est le changement majeur apporté aux roadmaps précédentes… mais aussi celui qui provoque le plus de frictions et d’incompréhensions.
À noter qu’à ce stade, la discussion porte plutôt sur des intentions stratégiques ou des gros blocs produit (NDLR : le livre Product Roadmap Relaunched parle de "Thèmes"), mais pas sur des fonctionnalités précises. Par exemple, il sera indiqué pour un semestre pour une équipe produit : “Échange de tickets de train”, “Cartes de réduction de train” ou “Refonte de l’expérience de recherche”.
“Ça te permet de savoir ce que tu vas faire demain et de commencer à te poser des questions pour après-demain”, résume Benjamin.
Illustration : si tu sais que tu dois mettre en place les bons de réduction sur BlaBlaCar non pas au cours de ce semestre mais au suivant, tu vais commencer dès maintenant à creuser le sujet (benchmark et rencontre de fournisseurs, analyse d’autres acteurs qui l’ont déjà en place etc.) pour être prêt à attaquer sa conception quand il arrive dans ta roadmap trimestrielle.
3) Les roadmaps trimestrielles (3 mois) - Sur quoi les équipes vont-elles chacune travailler ces prochains mois ?
Cette vue à 3 mois, assez classique, est pilotée par les équipes produit elles-mêmes. Ces dernières, informées de la vision produit mais surtout de leur ambition à 6 mois, vont concevoir en autonomie leur roadmap trimestrielle, c’est-à-dire les actions concrètes qu’elles envisagent de mener au cours des trois prochains mois pour cheminer en direction de l’ambition définie.
Une façon d’intégrer la stratégie au sein des roadmaps produit de BlaBlaCar
En résumé, la grande innovation dans cette nouvelle forme de roadmap chez BlaBlaCar provient du niveau de visibilité intermédiaire. Au lieu d’avoir une vue rigide sur 12 mois, l’horizon est à la fois rallongé à 18 mois pour intégrer les projets de plus long terme et à la fois scindé en blocs de 6 mois, afin de gagner en flexibilité.
Une façon de refléter la dualité des Product Managers, qui doivent réfléchir aussi bien à 3 mois qu’à 18 mois. C’est-à-dire aussi bien de manière opérationnelle que stratégique, en abordant autant la delivery (la construction du produit) que la stratégie (la réflexion sur ce qu’il convient de construire, qui vient avant la pure “discovery”).
Indirectement, ce type de roadmap permet ainsi d’accorder une place à la discovery produit, une phase souvent intangible et difficilement intégrable dans une feuille de route traditionnellement. Dit autrement : les équipes produit doivent en priorité atteindre leur objectif attribué pour le semestre… mais tout en gardant à l’esprit les chantiers suivants, pour lesquels elles peuvent déjà commencer la discovery exploratoire. Comme une sorte de dual track, des chemins de progression parallèles.
“Grâce à une vue à 18 mois, tu ne te fais pas une montagne des grosses transformations quand elles arrivent, car tu as déjà préparé le terrain en amont, affirme Benjamin. En dessous d’un an, tu ne fais que des petits trucs. Au-delà, tu peux te projeter sur du plus long terme, notamment en corrélant tes intentions aux décisions de recrutement et d’organisation”.
Une projection qui peut mener à de l’incompréhension
Revers de la médaille : cette visibilité à plus long terme peut être prise pour un engagement ferme ou de la désorganisation par certaines personnes.
Illustration concrète, toujours à propos des bons de réduction. Même si le sujet n’a pas été priorisé au cours du semestre à venir, Benjamin Retourné a demandé à une Product Manager qui avait un peu de temps devant elle de faire un premier benchmark des solutions existantes sur le marché. Réaction sceptique du côté de l’équipe technique : pourquoi elle travaille dessus alors qu’on a dit qu’on ne le ferait pas d’ici la fin de l’année ?
Réponse de celui qui connaît la boîte comme sa poche, étant l’un des premiers PM embauchés en janvier 2014 : “Certes, on ne va pas bosser dessus tout de suite. Mais prenons le temps de creuser le sujet pour que l’on soit prêt pour le lancer le jour où c’est à l’ordre du jour. En l’occurrence, trouver un fournisseur pour mettre en place des bons de réduction ne prend pas 1 mois mais plutôt 5 mois.”
Cette réticence cache en réalité plusieurs émotions. D’une part, la frustration de créer du defocus et la peur d’une prise de décision en chambre. D’autre part, la crainte de devoir s’engager sur ces intentions sur 18 mois.
“Quand je parle de nos intentions stratégiques dans un an et demi, je sens tout sauf de la sérénité dans le regard de certaines personnes, constate Benjamin. Sauf qu’il ne faut pas se méprendre : on ne demande pas un commitment sur 18 mois. Il s’agit plutôt d’un ordre de priorisation. Par ailleurs, la nécessité de planifier le court terme (3 mois) et le long-terme (18 mois) ne peut se faire sans un binôme fort entre Product & Engineering”.
En bref, l’engagement des équipes est assez fort sur le bloc des six premiers mois. Pour les douze mois suivants, l’engagement est bien plus bas. Cela reste une intention stratégique qui sera réévaluée tous les semestres. Mais qui donne toutefois une direction et une visibilité de long terme. Pour capter cette incertitude, on parle d’ailleurs de plus en plus d’ambition que de roadmap chez BlaBlaCar.
Des Product Managers qui ne décident pas intégralement de leur roadmap produit
Conséquence de cette manière de faire : chez BlaBlaCar, le rôle des Product Managers diffère quelque peu du modèle théorique où ils sont perçus comme les "CEO de leur produit', avec une autonomie totale sur la définition de la roadmap. Celle-ci s'inscrit avant tout dans les orientations stratégiques définies au niveau exécutif et communiquées aux équipes. Il s'agit d'une façon de cadrer l'autonomie dans une direction claire et cohérente.
Là encore, une posture qui ne laisse pas indifférent. “On a eu des débats passionnés, et c’est top, avec des personnes qui nous disaient que cela allait à l’encontre de ce que dit la littérature produit. À savoir que les PM devraient élaborer leur roadmap avec pour seul repère un OKR”, confie Benjamin, pour qui cette conception est une ineptie.
“D’une part, pour l’avoir déjà expérimenté par le passé, cela entraîne un defocus phénoménal : toutes les équipes partaient dans un sens différent. D’autre part, cela voudrait dire que tout le monde est capable de comprendre les enjeux de la stratégie d’une boîte de 800 personnes”, poursuit-il.
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