Après le covoiturage et le bus, la licorne française BlaBlaCar se lance dans la réservation de train. Soulevons le capot afin de comprendre les rouages de cette modification majeure de son produit, résultat de plus de 3 ans de travail, de l’Espagne jusqu’à la gare de Lyon. Récit.

10 minutes de lecture inouïe

✉️ Article issu du Ticket N°111


Un nouvel acteur de poids avec qui croiser le (chemin) de fer pour SNCF Connect ou Trainline. Depuis le 15 mai dernier, il est en effet possible de réserver un billet de train sur… BlaBlaCar. 

Une bonne nouvelle pour les passagers (qui n’auront plus à changer d’application lors des grèves SNCF 😅). Et, derrière cette incongruité, un chantier de plus de 3 ans pour les équipes de la licorne française, créée en 2006 et rentable pour la première fois de son histoire en 2023. 

Voici l’histoire au long cours que l’on va raconter ici. L’occasion de lever le voile sur l’insoupçonnable complexité de la fonction produit. Car non, greffer du train, ce n’est pas juste ajouter un bouton. La preuve.

La multimodalité comme nouvelle locomotive business pour BlaBlaCar

Le point de départ de ce trajet mouvementé remonte à la nouvelle vision d’entreprise de BlaBlaCar : devenir la plateforme globale de mobilité partagée. Exit la mention réductrice de covoiturage, qui ne devient qu’une activité parmi d’autres. Place à la multimodalité.

Un virage stratégique pris en réaction à la libéralisation du marché des autocars en France en 2015, décrétée par un jeune ministre de l’économie alors en marche vers l’Elysée. Face à cette nouvelle concurrence frontale, l’acteur historique du covoiturage pouvait soit se réfugier dans sa niche, soit embrasser cette nouvelle donne.

Ce qu’elle fera, fin 2018, en rachetant Ouibus, l’activité de cars longue distance de la SNCF, qui entre à cette occasion au capital de BlaBlaCar. 

“Je me souviens des rires nerveux des gens dans la salle quand Nicolas Brusson, le cofondateur et CEO, avait lancé : “En fait, un bus, c’est comme une grosse voiture”, se rappelle Rémi Guyot, le Chief Product Officer de l’époque, dans un de nos articles sur la stratégie produit

L’idée est simple : au-delà du covoiturage, les personnes qui se rendent sur BlaBlaCar ont avant tout une intention de voyage (cf concept des Jobs to be done). En ajoutant d’autres modes de transport, l’entreprise arrive plus tôt dans le processus de décision et capte donc une part plus importante de ces besoins.

“Et une fois que tu as fait le bus, le train est l’éléphant dans la pièce en Europe de l’ouest. Ce sont des volumes au moins 50 fois supérieurs au covoiturage”, complète Erwin Coffy, le responsable business et stratégie du développement du train chez BlaBlaCar, arrivé en janvier 2022.

“En moyenne, nos membres prennent le train entre 12 et 14 fois par an. On s’est dit : autant qu’ils le prennent directement chez nous !”, embraie Shahil Hiridjee, Head of Product de la licorne.

Les aventuriers du rail

En résumé : l’ambition de proposer du train sur BlaBlaCar est inscrite dans la vision de l’entreprise depuis une petite dizaine d’années. Le coup d’accélérateur, lui, est donné fin 2021 avec la constitution d’une équipe dédiée.

3 itinéraires au démarrage

Cette dernière se compose d’une Product Manager, d’un Engineering Manager et de 4 dev’ back-end. Sans oublier Erwin, pour compléter le triptyque “Business – Produit – Tech”, assez commun chez BlaBlaCar.

“Un profil business est particulièrement nécessaire pour ce type de projet car, au-delà de l’expérience utilisateur à concevoir, il y a un vrai enjeu de modèle économique sur le train”, indique Shahil, un ancien de Doctolib et d’Expedia.

Pour ses trois premiers mois, Erwin mène ainsi un travail d’exploration et de projections financières autour de trois scénarios : 

1- Construire en interne un produit

2- Acheter une solution B2B (type Amadeus ou Benerail)

3- Acquérir un acteur qui fait déjà de la vente de trains en B2C

Très vite, il se rend toutefois compte que la première solution est la seule viable.

“Il n’y a clairement pas la place pour un intermédiaire. Aujourd’hui, dans la plupart des cas, la commission reversée pour chaque billet vendu couvre à peine les frais de paiement”, assure-t-il.

Selon les Echos, cette commission de la SNCF serait de 2,9 % pour un billet TGV Inoui, voire de 0,5 % pour une place en Ouigo. 

Un marché peu attractif : la prise de conscience dès 2022

Sachant qu’il n’y a pas que les frais de paiement à prendre en compte. La SNCF facture également : 

  • des pénalités de “look to book”

Il s’agit du ratio entre les personnes qui effectuent une réservation et celles qui consultent juste les horaires. S’il est inférieur à un certain seuil, autrement dit si l’API reçoit trop d’appels par rapport au nombre de paiements effectifs, des frais s’ajoutent.

Un enjeu assez spécifique au modèle particulier de BlaBlaCar qui ne propose pas que du train et qui aura donc un taux de conversion inférieur naturellement à Trainline ou SNCF Connect.

Pour contourner ce problème, il a été décidé de mettre en place un mécanisme de cache (les résultats de recherche sont gardés en mémoire pour les utilisateurs suivants) et… de ne proposer que 350 gares au lancement (soit 10 % du nombre total en France, même si cela couvre plus de 80 % des trajets).

  • des coûts de réservation

Situation cocasse : pour vendre des billets de la SNCF… il faut payer la SNCF. Des frais justifiés par le branchement à son portail d’accès aux offres (PAO), l’API en question maintenue par la compagnie nationale – qui est de bonne qualité reconnaissent toutefois plusieurs acteurs du secteur.

Le problème ? Ces coûts sont dégressifs en fonction du volume.

“Des conditions certes égalitaires. Mais il y a une différence entre égalité et équité : dans les faits, il n’y a qu’un seul acteur capable de faire les volumes suffisants pour les faire baisser afin d’atteindre une rentabilité…” déplore Erwin.

Un marché donc très peu attractif financièrement pour de nouveaux acteurs, comme le critiquaient déjà Trainline, Omio et Kombo en décembre 2023 (qui ont créé une asso ensemble… que BlaBlaCar a rejoint récemment). BlaBlaCar ne se fait d’ailleurs pas d’illusion sur une potentielle rentabilité de cet investissement à court terme.

“Si nous n’avions pas le covoiturage en parallèle, nous ne pourrions pas offrir cette offre dans les premières années. D’autant qu’on ne facture pas de frais supplémentaires aux clients. À partir du moment où l’acteur dominant ne le fait pas, il est très difficile de ne pas s’aligner en tant qu’entrant”, poursuit Erwin.

Le réseau (non ferré) de BlaBlaCar

Pourquoi vendre du train pour BlaBlaCar alors ? 

Vient alors une question : mais que va faire BlaBlaCar dans cette galère du chemin de fer ? Plusieurs réponses. D’une part, quand on a une ambition multimodale, il est difficile de faire l’impasse sur le train, surtout en Europe. 

Par ailleurs, cette offre est une façon d’augmenter la lifetime value des membres au sein de BlaBlaCar, soit en prolongeant leur usage au sein de l’application (le covoiturage étant beaucoup pratiqué par les plus jeunes), soit en arrivant à créer un “report modal”. 

Illustration : une personne se rend sur l’appli pour chercher un train et se rend compte qu’elle a un bus ou un covoiturage à un horaire, un prix ou un lieu de départ plus approprié. Une réservation incrémentale qui ne serait pas advenue sinon.

Enfin, mentionnons la perspective lointaine, marotte autant que fantasme dans le monde de la mobilité : l’intermodalité. La connexion de tous les systèmes entre eux. Faire depuis la même application un Paris-Lyon en train, puis un Lyon-Saint-Etienne en bus puis un Saint-Etienne-Beauzac en covoiturage. 

Le train pour la rapidité, le bus pour les prix et le covoiturage pour le maillage territorial.

La reco de flow de Héloïse à l’équipe produit qui va s’occuper de l’échange de billet

L’Espagne comme MVP pour BlaBlaCar

Fin de notre détour sur le modèle économique du train. Nécessaire toutefois afin d’éclairer les décisions produit qui ont été prises par la suite.

Notamment le virage radical décidé à l’été 2023 : un lancement en Espagne plutôt qu’en France, comme initialement envisagé.

“Le marché était en plein boom de libéralisation, avec par exemple trois opérateurs concurrents sur l’axe Madrid – Barcelone, donc on pouvait apporter plus de valeur. Et il représentait des contraintes techniques et des projections de pertes financières moindres”, explique Erwin. 

De l’autre côté des Pyrénées, il n’y a en effet pas de coût d’accès à l’API. En juin 2024, BlaBlaCar embarque ainsi les trajets de l’opérateur ibérique privé Iryo, puis, en novembre, ceux de la Renfe, la compagnie nationale. 

Une ouverture rendue possible dans ces délais par des équipes produit qui ont pris l’autoroute de la delivery, sans vouloir réinventer la roue.

“Le chemin était tracé. Les briques à construire étaient évidentes et on est partie du principe que beaucoup d’acteurs avaient déjà testé et expérimenté avant nous, assure Shahil. La complexité ne vient pas tant de trouver les bons sujets que de les sortir dans le bon ordre et de la manière la plus efficiente”.

La stratégie produit : aller vite en prod’ avant de penser à innover

Une démarche qui dénote dans un écosystème qui peut avoir tendance, parfois, à vouloir constamment renouveler les expériences au prix de longues discovery.

“On a fait le choix de ne pas se poser ces questions car, avant de pouvoir améliorer l’existant, on voulait déjà aller en prod’ le plus rapidement possible”, poursuit-il. 

Quasiment le même modus operandi a ainsi été déployé pour concevoir chaque brique, avec une discovery qui se rapproche plus d’un brief que d’un empilement de retours utilisateurs. Quelques guerilla tests ont bien eu lieu dans la rue ou à la gare de Lyon avec des prototypes sur Figma, pour vérifier la cohérence de l’expérience. Mais ce fut loin d’être le gros du travail.

Illustration avec l’échange de billets

Prenons l’exemple de la fonctionnalité d’échange de billets. Concrètement, Héloïse, la Product Manager responsable du train, a réalisé un immense benchmark de plus de 150 slides, comprenant l’ensemble des flows en la matière des acteurs existants. “C’est complexe mais pas très compliqué,” confie Shahil.

À partir de ce benchmark ? Héloïse va alors dégrossir le travail en priorisant les cas d’usage que BlaBlaCar va vouloir proposer le plus tôt possible. Dans notre exemple, il est ainsi décidé de développer d’abord l’échange de billets pour des trajets directs, en aller simple, pour un ou plusieurs passagers. Ceux qui concernent des aller-retour ou pour des trajets avec plusieurs opérateurs ne viendront que plus tard. 

Réduire la complexité pour construire au plus vite. On retrouve ici le fameux “What’s the FUC (pour First Use Case) ?” de la méthode Discovery Discipline, élaborée par les anciens leaders produit et design de BlaBlaCar.

Ensuite, elle va soumettre une reco de parcours utilisateur à l’équipe produit qui va s’occuper de la concevoir. 

Apportons une précision importante ici : ce n’est pas juste une squad qui s’est occupée de tout développer. Héloïse a en réalité une double casquette : son équipe construit la plateforme de gestion des réservations (GDS pour Global Distribution System dans le jargon) et, en parallèle, elle coordonne les autres équipes produit qui ont des briques de train dans leur roadmap.

“C’est vraiment la responsable de l’expérience de bout en bout. Si une personne a une question sur le train, c’est à elle qu’elle doit se référer par défaut, même s’il s’agit d’un sujet de paiement ou de Search”, affirme Shahil.

En l’occurrence, c’est la squad “expérience passager” qui a développé la fonction d’échange de billets. Au plus haut de l’effort, un tiers des équipes produit (sept sur une vingtaine) étaient ainsi mobilisés sur le train. Sans compter l’implication de la finance, du légal, du service client, de la data, du marketing etc.

Un design system repensé

Autre complexité de l’exercice : remodeler un produit taillé à la base pour une expérience de covoiturage.

“On a dû casser notre design system pour répondre aux besoins plus spécifiques du train”, confirme Shahil. 

Ce qui se traduit par des cartes de résultats plus fines qui permettent d’afficher plus d’informations (conditions de remboursement et d’échange du billet, les gares desservies en chemin, les services à bord…). Mais aussi par des flows de réservation plus concentrés, pour ne pas avoir une dizaine d’écrans à chaque information demandée (info du passager, choix de la classe, choix du siège, options etc.).

Même si cela ne s’est pas traduit par une refonte de la page d’accueil ou d’affichage des résultats.

L’idée : ne pas choisir le mode de transport d’emblée mais plutôt laisser le choix aux utilisateurs de comparer les trajets entre eux, en ajoutant “juste” un onglet train, en plus de ceux du covoiturage et du bus. “Qui sert à la fois de filtre mais aussi d’outil de promotion de l’offre”, indique Shahil.

Un produit incomplet au démarrage, un parti pris assumé

Bilan de cette première expérience espagnole ?

“On a prouvé qu’on est capable de vendre vite du train et d’atteindre nos prévisions de vente”, se réjouit Erwin. Le tout sans cannibaliser le bus ou le covoiturage. “Un quart des personnes qui réservent n’avaient jamais covoituré auparavant”, ajoute Erwin.

De quoi se rassurer avant de se lancer – enfin – en France.

“La grande majorité des composants construits étaient très facilement adaptables entre la France et l’Espagne”, précise Shahil.

En mai dernier, BlaBlaCar arrive ainsi en gare avec, toutefois, un produit encore parcellaire : absence des cartes de réduction, des trajets aller-retour, des Ouigo ou des Eurostar, des échanges de billet etc.

“On aurait aimé arriver avec un produit complet. Mais, la contrainte du look to book nous oblige à réduire le périmètre géographique pour commencer. De facto, on se lance donc en MVP. Autant trouver le chemin le plus rapide pour mettre le produit dans la main des utilisateurs et apprendre”, répond Erwin.

“On avait peur des réactions négatives dans la presse ou sur les réseaux sociaux. Mais finalement, cela ne fut pas le cas. Même au service client, nous n’avons pas vu une explosion des plaintes,” admet Shahil.

Des retombées en effet bien loin de ce dont avait eu droit SNCF Connect lors de son lancement, en janvier 2022 (quand BlaBlaCar se lançait dans l’aventure donc).

Le terminus est encore loin pour BlaBlaCar

Comme on l’évoquait dans cet article, BlaBlaCar fonctionne avec un système de roadmap à 18 mois, avec une vision précise uniquement sur le premier semestre.

“On a largement de quoi remplir la prochaine année et demi”, sourit Shahil. Avec, en ligne de mire immédiate l’ajout des cartes de réduction, des échanges et des aller-retour… sans oublier l’optimisation du désormais célèbre “look to book”.

“On est pour le moment en dessous du seuil maximum. Mais c’est aussi parce qu’on ne prend compte que 10% des gares. On a un gros sujet technique avant de pouvoir élargir progressivement l’inventaire”, explique le Head of Product.

Le train est en marche. Reste désormais à passer à la vitesse supérieure.



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