La licorne française de comptabilité a quadruplé ses équipes produit depuis l’instauration de Shape Up, en 2021. Pas de roadmap, pas de ticket, pas de backlog, mais des cycles de 6 semaines pour livrer une fonctionnalité de A à Z. Reportage dans les coulisses pour découvrir ce framework né aux États-Unis et adapté à la sauce Pennylane, en montrant ses avantages… comme ses limites.
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Ce que tu vas apprendre dans cet article sur l’application de Shape Up Chez Pennylane :
- Le fonctionnement et les avantages de Shape Up (vélocité, com’, responsabilisation)
- 🎫 L’adaptation du modèle chez Pennylane (Scalability team, framework Build/Stabilize/Explore, Milestones M1/M2/M3, Cycle review…)
- 🎫 Les limites de Shape Up (gestion des bugs, UX, autonomie)
Une nouvelle équipe produit par mois ! Soit près de 200 personnes tech, produit et data. Voici le rythme de recrutement effréné prévu par Pennylane en 2025, qui devrait ainsi atteindre les 800 salariés d’ici la fin de l’année.
Il faut dire que la plateforme comptable et financière à destination des TPE et PME s’est donnée les moyens de ses ambitions en levant 75 millions d’euros en avril dernier (la 7e en 5 ans !), à une valorisation, doublée en un an, de 2 milliards d’euros.
Déformation professionnelle peut-être, chez Pennylane, les chiffres donnent le tournis : 4 500 cabinets d’expertise comptable clients, 350 000 entreprises utilisatrices, 60 millions d’euros de revenus récurrents annualisés (ARR), plus de 100 millions visés en fin d’année… À chaque fois, plus du double comparativement à l’an passé.

Une hypercroissance qui s’explique en partie par sa méthode originale de développement produit en interne : Shape Up. Basée sur le livre éponyme publié en 2019 par Ryan Singer, l’ex responsable de la stratégie de l’éditeur américain Basecamp, elle réinvente la façon de concevoir un produit numérique, en augmentant radicalement la vélocité. Souvent étiquetée comme une méthodo cantonnée aux petites startups, Pennylane prouve ainsi que Shape Up peut en réalité passer à l’échelle. Voyons comment.
Une méthode pas utilisée par l'intégralité des équipes
Rendez-vous est pris le 1er avril dernier au siège de la licorne française, dans un WeWork du 9e arrondissement parisien. Quatre interviews à la suite organisées sur une matinée en un échange de mails et un rapide coup de fil. L’efficacité de la scale-up née en 2020 et qui prévoit d’être rentable début 2026 n’est pas un mythe !
Sur place, pas de chichi ni de locaux bariolés. Des murs blancs, des salles de réu, des open spaces. Du classique. Et beaucoup de monde ! Ce sont en effet les “Pennylane Days”, les deux jours dans le mois où tous les salariés se retrouvent au bureau - une bonne partie des équipes travaillent à distance le reste du temps.
Première surprise en arrivant : la petite trentaine d’équipes produit de Pennylane ne travaillent pas toutes en Shape Up.
“Ma philosophie, c’est de laisser librement les personnes décider de la façon dont elles veulent s’organiser”, confie Tancrède Besnard, l’un des sept (!) cofondateurs et Chief Product Officer.
Petit organigramme pour comprendre. Pour faire simple, Pennylane est segmenté en trois grandes “track”, correspondant à ses différentes activités :
- La track comptable 🟣, de loin la plus grande comme il s’agit du produit coeur et historique
- La track PME 🔵
- Et la track services financiers 🟢

On ne parlera ici que de la première dont les 13 squads fonctionnent toutes en Shape Up.
“Les tracks sont tellement indépendantes les unes des autres que ce n’est pas vraiment un problème d’utiliser des méthodes de travail différentes”, assure Emmanuel Hosanski, le directeur produit de la track comptabilité.

Une boucle vertueuse (flywheel) comme coeur du modèle économique
Ce portrait organisationnel donne au passage l’occasion de dire un mot sur le modèle économique particulièrement ingénieux de la startup française. À l'origine, Pennylane c’est d’abord un logiciel pour les experts-comptables (le produit de la track comptabilité). Chemin faisant, elle a développé ensuite un outil de gestion financière puis des services financiers, avec une carte de paiement notamment (les deux autres tracks), pour les PME.
Ces dernières représentent évidemment un marché bien plus large. La difficulté toutefois ? La distribution. Comment réussir à toucher ces millions de petits et moyens acteurs avec un coût d’acquisition en phase avec les budgets limités de cette cible ?
L’astuce de Pennylane : quand un cabinet rejoint la plateforme, il embarque de fait l’intégralité de son portefeuille de clients, qui se retrouvent alors exposés à la startup pour déposer leurs documents comptables.
Une véritable boucle vertueuse (flywheel) s’opère alors : plus les entreprises prennent de services chez Pennylane, plus le travail de rapprochement comptable est facilité pour le cabinet qui, en plus, voit sa facture réduite selon un système de partage des revenus. Une incitation qui explique pourquoi plus des trois quarts des PME clientes de la licorne arrivent aujourd’hui via leur cabinet.

Refermons cette parenthèse de stratégie go-to-market et revenons à Shape Up.
Le principe clé de Shape Up : temps fixe, périmètre variable
Commençons par expliquer sa mise en application concrète chez Pennylane. Antoine Rivière, l’un des premiers Products Managers de la boîte, arrivé en 2021 et aujourd’hui Senior PM, prend un stylo, efface les écritures comptables griffonées sur le tableau blanc devant lui et dessine le schéma de l’organisation.
Deux cycles en parallèle de 6 semaines apparaissent : le “Shape” et le “Build”. Le premier sert à définir ce qui va être conçu. Le second sert à construire ce qui a été défini. Discovery, Delivery, pour reprendre le jargon du Product Management.
Autrement dit, une fonctionnalité est “shapée” au cours d’un cycle puis construite dans un des cycles suivants. Dans une squad produit, composée d’un·e Product Manager, d’un·e Product Designer et de 5 ou 6 dev’, on retrouve donc à la fois des personnes qui “shapent” et des personnes qui font du “build” durant le cycle. C’est ce qu’on appelle le “dual track”.
Ces cycles de 6 semaines sont entrecoupés de 2 semaines appelées “cool down”. Une période plus calme pour les dev’ qui peuvent souffler (comme son nom l’indique), se former, contribuer à des sujets transverses et préparer le prochain cycle. C’est légèrement plus intense pour les Product Managers et designers qui doivent décider quels projets shapés (nommés “pitch” à ce stade) seront développés au prochain cycle, au cours d’un rituel appelé la “betting table”.
L'appétit plutôt que l'estimation
Les auteurs de Shape Up utilisent ce mot de “mise” (bet) pour rappeler que la conception produit est autant un pari qu’un investissement. D’où la notion centrale (et véritablement distinctive) de Shape Up : l’appétit.

Les projets ne sont pas évalués sur la base de l’estimation de leur durée (combien de temps cela va me prendre ?) mais sur “l’appétit” qu’ils suscitent (combien de temps/d’argent on a envie d’y consacrer ?).
Une contrainte créative qui renverse complètement la façon de concevoir un produit : contrairement à la pratique courante, ce n’est plus le périmètre d’une fonctionnalité qui est fixe mais le temps !
Illustration : au lieu de lancer “on va rajouter un sprint de 2 semaines pour avoir le temps de finir cette fonctionnalité”, les équipes doivent plutôt se demander “qu’est-ce qu’on doit enlever pour pouvoir mettre en production au bout des six semaines ?”.
Le livre se montre même radical sur ce point : si un projet n’est pas fini à temps, il est jeté ! C’est le principe du disjoncteur (circuit breaker), afin d’éviter l’effet tunnel des projets qui dérivent indéfiniment.
“La notion de “bonne” fonctionnalité est relative. Sans limite de temps, on peut toujours faire une meilleure version”, écrit ainsi Ryan Singer.
Oubliez donc les sprints en continu de 2 semaines, place aux cycles successifs de 6 semaines. Un temps suffisamment long pour avoir le temps de concevoir un projet significatif de A à Z… mais suffisamment court pour maintenir une cadence de déploiement régulière.

“Ce modèle te garde en tension pour construire en 6 semaines des choses ambitieuses que tu aurais pu faire en 9 ou 10 semaines sinon”, affirme Emmanuel.
Voici pour les grandes lignes théoriques sur lesquelles repose l’organisation produit de Pennylane - du moins l’ensemble de la track comptabilité (une petite centaine de personnes).
Vélocité, communication et responsabilisation : les avantages clés de Shape Up chez Pennylane
L’adoption de Shape Up chez Pennylane remonte à 2021. Lors de son arrivée, en tant que premier Engineering Manager de la boîte, Romain Péchayre partage en interne la façon dont il l’utilisait dans sa propre startup auparavant. En insistant sur la vélocité et la responsabilisation des équipes techniques, qui ne font pas juste que dépiler des tickets. En bref, une culture produit dont les Product Managers n’ont pas le monopole !
À l’époque, la track comptable rassemble seulement une dizaine d’ingénieurs répartis dans deux équipes.
“Nous étions très rapides du fait de cette petite taille mais nous savions que cela ne durerait pas parce que cela ne passerait pas à l’échelle”, se remémore Antoine dans un article publié sur le sujet.
Qui décide donc de tenter le pari Shape Up au sein de sa squad.

Les premiers projets dérapent un peu. Mais le résultat est suffisamment satisfaisant pour que d’autres lui emboîtent le pas.
“Par mimétisme, on a aussi voulu essayer. Et ça a pris progressivement, à tel point que c’est devenu une évidence aujourd’hui”, confie Laura Ville, Senior Group Product Manager.
“Je ne connaissais pas Shape Up et je ne suis pas un ayatollah des frameworks. En revanche, ce qui me parle, c’est la façon dont les équipes s’épanouissent et répondent rapidement à un besoin business”, témoigne pour sa part Tancrède, le CPO et cofondateur.
Plusieurs raisons expliquent cet enthousiasme.
- Une forte vélocité
Sur son marché, Pennylane se frotte à des acteurs d’une quarantaine d’années comme Cegid ou Sage. Dit autrement, elle doit combler son déficit fonctionnel historique le plus rapidement possible. Shape Up, avec sa fréquence régulière de mise en production, répond parfaitement à cet enjeu.
“Comme l’échéance est fixe, il est garanti qu’on arrive à livrer beaucoup de nouveautés toutes les 6 semaines. Ce qui représente un réel avantage en termes de Go-to-market : cela rassure les comptables qui voient qu’on avance vite”, constate Laura.
Comme le démontre régulièrement sur Linkedin le co-fondateur, Arthur Waller, avec la liste des sorties produit des dernières semaines.
“On est passé de 4 à 13 équipes en Shape Up et l'exécution est quasi un non sujet”, ajoute Emmanuel.
- Une frugalité des rituels
Un des facteurs explicatifs de cette rapidité, au-delà des cycles réguliers : la réduction des rituels à la portion congrue. “En Scrum, tu passes beaucoup de temps en réunion, au détriment parfois du projet. En Shape Up, on ne s’encombre pas de trop d’artifices : on se concentre au maximum sur la valeur avec un minimum d’effort de synchro”, estime Laura.
L’équipe a même poussé le bouchon jusqu’à la suppression des Daily les matins… avant de rétropédaler. “On avait quand même besoin de voir ce que chacun faisait”, reconnaît Antoine. Surtout avec une majorité de l’équipe à distance.

- Une meilleure communication envers les parties prenantes et les clients
Autre avantage : la communication. Déjà en interne.
“L’équipe présente ce qu’elle a développé au précédent cycle puis ce qu’elle prévoit au suivant. En termes de visibilité pour l’ensemble de la boîte, ça a vraiment de la gueule !”, loue Tancrède.
“On ne s’engage pas sur les cycles d’après”, précise toutefois Emmanuel. Sachant qu’en Shape Up, il n’y a pas de roadmap mais des cycle plans. C’est-à-dire une projection de ce qui sera réalisé pour le cycle à venir. Pas plus loin.
“Le fait d’avoir des cycles courts facilite également la discussion avec les parties prenantes, ajoute Laura. Il est plus aisé de répondre non à une requête quand tu as un cycle de 6 semaines plutôt qu’une roadmap sur 6 mois. Ça laisse toujours une porte ouverte”.
“Ces deux fenêtres de 8 semaines sont aussi très rassurantes pour nos clients. Ils voient que quand on dit quelque chose, on le fait. Cela donne confiance s’ils hésitent à venir chez nous car il leur manque encore des fonctionnalités”, conclut Tancrède.
- Responsabilisation des équipes
“Ce que j’adore dans Shape Up, c’est la co-construction du produit avec les designers et les développeurs. On n’est pas dans le cas du Product Manager omniscient qui explique la vie aux gens”, souligne Antoine.
Une forte autonomie qui, on va le voir, n’est pas sans soulever d’autres enjeux toutefois.
Comment Pennylane a adapté Shape Up à son contexte
Le “by the book” n’existe pas. Chemin faisant, Pennylane ne s’est pas privé de tordre le modèle initial. Voici les ajustements majeurs effectués afin de passer Shape Up à l’échelle.
- Construire / stabiliser / explorer : le framework de coloration des squads
L'année dernière, les équipes ont introduit un exercice de vision à l’échelle de la track. L'un des livrables qui en ressort pour les squads ? Les 3 niveaux de maturité qui vont définir leur orientation.
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