Elle fait partie des Product Managers en France qui ont eu un impact massif dans la vie des utilisateurs. Chez Skype, Microsoft, Spotify, Google Chrome puis Google Meet, Nesrine Changuel a travaillé pour des produits utilisés par des dizaines de millions de personnes. Elle sort ce 23 septembre Product Delight, le premier livre sur le delight dans le produit. Interview en exclu.

⌛ 8 min de lecture comme par enchantement

✉️ Article issu du Ticket n°117


TL;DR – Ce que tu vas apprendre dans cette interview de Nesrine Changuel (Product Delight) : 

  • Le delight est une notion incomprise : on pense visuel et confettis alors qu’il s’agit avant tout de connexion émotionnelle pour maximiser l’impact
  • Le delight rend un produit mémorable et mémorisable donc différenciant de la concurrence (“l’utilité n’est pas suffisante”)
  • Il existe 3 types de delight : low, surface et deep, selon la réponse aux besoins fonctionnels ET émotionnels
  • Le delight, c’est rappeler qu’il y a des humains derrière un produit (des deux côtés)
  • Le delight se mesure… mais pas immédiatement
  • Le leadership est clé pour instaurer une culture du delight (et de la créativité)

Bonjour Nesrine. Commençons par la base : c’est quoi le delight dans le produit ?

Nesrine Changuel : Il s’agit de l’ensemble des actions qui sont effectuées pour créer de la connexion émotionnelle entre un produit et ses utilisateurs.

En tant qu’équipe produit, on réfléchit souvent en termes de besoin fonctionnel, mais il ne faut pas oublier pour autant les besoins émotionnels. Autrement dit, contrairement à ce que l’on entend régulièrement, le delight n’est pas juste qu’une question d’esthétique.

C’est en effet la grande incompréhension que tu soulignes dans le livre : le delight est souvent vu comme un élément accessoire décorrélé d’un quelconque impact, notamment business.

Nesrine Changuel : Exactement. On considère le delight comme la cerise sur le gâteau. J’ai ainsi le souvenir, durant un workshop, d’une entreprise qui me dit qu’elle a une “fonctionnalité delight” : quand on secoue le téléphone, il y a des flocons de neige qui apparaissent.

Mais est-ce que cela apporte de la valeur pour les utilisateurs ? Est-ce que cela nourrit la mission de l’entreprise ? Il ne faut pas que le delight soit juste des easter eggs qui ne mènent à rien.

Nesrine Changuel Product Delight
Nesrine Changuel et l’objet de son delight lors de notre interview

As-tu des exemples concrets de bons usages de delight dans un produit ?

Nesrine Changuel : Prenons Google Chrome. Avant, quand tu avais un problème de connexion Internet, tu avais une page d’erreur bleue qui apparaissait. 

Les équipes ont alors eu l’idée d’inventer le jeu du Dino (cf chrome://dino/), qui fonctionne hors connexion et qui est un clin d’œil à la préhistoire, quand Internet n’existait pas. Une manière ludique de minimiser l’impact psychologique de ce désagrément.

Notre record ? 889. À battre !

Plus récemment, lors de la sortie du film Barbie, Chrome devenait tout rose quand tu tapais Barbie dans la barre de recherche. Certes, cela ne répond pas forcément à un besoin utilisateur, mais ce partenariat a eu un impact financier pour Google.

On pense aussi au Wrapped de Spotify, cette rétrospective amusante de tes données d’utilisation à la fin de chaque année, copiée depuis par plusieurs marques.

Nesrine Changuel : En 2020, cela a généré 20 % de téléchargements supplémentaires ! Aucune autre fonctionnalité n’a eu une telle contribution. Même s’il s’agit de ce que j’appelle du “surface delight”.

C’est-à-dire ?

Nesrine Changuel : Il y a trois types de delight :

  • Le “low delight” : la fonctionnalité aide l’utilisateur à répondre à son besoin sans créer de connexion émotionnelle. Exemple : le bouton “Suivant” (ou “Skip”) pour passer à la chanson suivante sur Spotify. C’est purement fonctionnel mais cela n’apporte pas de joie particulière.
  • Le “surface delight” : la fonctionnalité est purement visuelle ou interactive afin de rendre le produit plus engageant, mais elle ne répond pas à un besoin fonctionnel particulier.
  • Le “deep delight” : la fonctionnalité répond à la fois à un besoin fonctionnel tout en créant une connexion émotionnelle

Dans le livre, je recommande de faire un bouquet : 50 % de low delight, 40 % de deep delight et 10 % de surface delight. Ce qui surprend d’ailleurs les personnes que j’accompagne et qui s’attendent à faire beaucoup plus de surface delight, celui auquel on pense naturellement.

Quelles exemples de fonctionnalités peuvent être classées dans la catégorie des “deep delight” ?

Nesrine Changuel : Je pense à Gmail Smart Compose qui propose des suggestions de formulation lors de la rédaction d’un e-mail.

Ou à un produit sur lequel j’ai travaillé chez Chrome : les onglets inactifs. Il y a des personnes, dont je fais partie, qui ont plus de 100 onglets d’ouverts, ce qui n’est pas super pour la performance car cela va consommer de la mémoire inutilement. Sans compter la charge mentale que cela peut générer.

On a alors mené une recherche auprès d’utilisateurs pour savoir si on pouvait automatiquement fermer des onglets inactifs depuis plus d’un an. Leurs réponses ? Touche pas à mes onglets ! On a donc créé une fonctionnalité qui s’appelle “inactive tabs”, qui est un groupe d’onglets qui n’ont pas été ouverts depuis plus de trois semaines.

Il s’agit de deep delight car cela part d’un besoin fonctionnel (alléger l’application). Mais on l’a résolu en satisfaisant les besoins émotionnels des utilisateurs, qui étaient rassurés d’avoir toujours leurs onglets stockés à un endroit.

Dans le livre, tu parles aussi des “Découvertes de la semaine” (Discovery Weekly) sur Spotify.

Nesrine Changuel : L’histoire de cette fonctionnalité est en effet intéressante. À la base, l’idée de cette playlist personnalisée en fonction des goûts et qui se renouvelle toutes les semaines, est de proposer des morceaux que l’utilisateur n’a jamais écouté auparavant, pour lui faire découvrir de nouvelles chansons.

Ça a été un énorme succès lors de son lancement avec une adoption phénoménale. Sauf que, deux semaines plus tard, les ingés se sont rendus compte d’un bug. Certains morceaux déjà likés par l’utilisateur apparaissaient dans cette playlist. Ils l’ont résolu et… les indicateurs ont plongé !

Dit autrement : les utilisateurs préféraient la version buggée, celle où ils retrouvaient parfois des chansons qu’ils connaissaient. Une illustration du concept de MAYA (Most Advanced Yet Acceptable), façonné par Raymond Loewy, l’un des pères du design industriel : l’humain aime la familiarité et ne cherche pas les éléments trop innovants.

Le delight est partout. Ici dans notre TGV pour aller interviewer Nesrine.

D’où vient l’idée de ce livre sur le “delight”, une notion finalement peu abordée dans l’univers du produit ?

Nesrine Changuel : C’est vrai. Personnellement, je l’ai découverte il n’y a pas si longtemps, quand je suis devenue Product Manager “delight” pour Google Meet en 2020. Ma mission était de rendre le produit plus plaisant (“delightful”) et j’ai compris toute l’ampleur et la valeur du sujet.

Avec du recul, je me suis rendue compte que c’est finalement ce que je faisais sans le savoir dans mes précédentes expériences chez Microsoft et Spotify, où le delight était une composante de ma roadmap.

Le déclic du livre vient d’une intervention sur le sujet lors de la conférence Productized, à Lisbonne en 2023. Beaucoup de personnes m’ont dit qu’elles trouvaient le sujet intéressant mais en effet peu évoqué. J’ai alors repris ma casquette de chercheuse ! (NDLR : Nesrine a fait une thèse sur le traitement de signal et la compression vidéo) 

Pourquoi Google accorde-t-il autant d’importance au delight, en tout cas au point d’y dédier une équipe ?

Nesrine Changuel : Le delight est partout chez Google. Quasiment tous les produits ont cette composante. Que cela soit sur Google Chrome, Youtube ou Google Search avec, par exemple, l’équipe qui s’occupe des doodles, les modifications du logo sur la page d’accueil en fonction d’un événement.

Pour l’anecdote, le 1er Doodle a été publié par les cofondateurs Larry Page et Sergey Brin le 30 août 1998… pour dire qu’ils étaient absents car ils étaient au festival Burning Man ! Et le 1er doodle international date du 14 juillet 2000 pour… la fête nationale française aka “Bastille Day”

Au sein de Google Meet, j’ai commencé deux mois après le Covid. Soit au moment où l’on commençait à prendre conscience de l’impact psychologique de ne plus pouvoir faire de réunions physiques au bureau. Il fallait donc remédier à cet impact négatif en faisant en sorte que le produit soit plus humain.

Tu cites d’ailleurs Marissa Mayer, l’ex boss de Yahoo et VP de Google, qui disait dans une interview que “le delight est ce qui rappelle qu’il y a de vraies personnes derrière un produit”. 

Nesrine Changuel : Le delight est en effet une manière de se différencier de la concurrence en rendant son produit mémorable, c’est-à-dire en provoquant des émotions positives chez les utilisateurs. Si je te demande quel a été le meilleur plat que tu as mangé ces derniers mois, tu penseras moins au plat en lui-même qu’au contexte et aux émotions que tu as ressenties. L’humain est ainsi fait.

Intéressant d’ailleurs de voir que chez Dyson par exemple, ils ne regardent pas leurs concurrents quand ils conçoivent un nouveau robot aspirateur. Non, ils s’interrogent sur ce qu’aurait fait de différent une vraie personne venue nettoyer la maison. Ce qui met la barre plus haute !

Ce que vous avez fait d’ailleurs chez Google Meet.

Nesrine Changuel : Effectivement. Je me rappelle qu’à mon arrivée Teams venait de lancer un mode “Ensemble” où chaque personne d’une réunion était représentée sous la forme d’un avatar.

La fonctionnalité « Teams together »

Avec mon équipe, on s’est dit : non, on ne va pas développer ça. On va plutôt essayer de voir comment l’expérience aurait été si tout le monde avait été dans la même salle.

On a donc passé plusieurs mois à interroger des personnes pour connaître leurs besoins fonctionnels, mais aussi l’impact émotionnel de ce nouveau mode de fonctionnement. Certaines vivaient dans des petits studios et avaient besoin de protéger leur vie privée. C’est comme ça qu’ont été créés les changements d’images de fond.

Je me rappelle également d’une personne qui nous a dit qu’elle trouvait qu’il était plus facile d’interagir dans une salle puisqu’elle pouvait lever la main pour prendre la parole. Son besoin émotionnel ? Être plus écoutée et impliquée. Résultat : on a conçu la fonctionnalité “raise hand”, qui paraît évidente aujourd’hui mais était loin d’être la norme à l’époque.

Le pouvoir du delight : regardez le bonheur de ces figurant·es de Google gens en visio

Dans le livre, tu dis que le delight est une notion plutôt naturelle en design ou en marketing mais moins au produit. Pourquoi selon toi ?

Nesrine Changuel : C’est un problème en effet. On va souvent considérer le design et le marketing comme les responsables du beau et du storytelling, des dimensions dont se fiche généralement le business. Sauf que le delight, en tant que combinaison entre le fonctionnel et l’émotionnel, doit être une responsabilité partagée.

C’est en tout cas l’objectif du livre : réduire ce fossé entre les fonctions en donnant un langage commun pour que tout le monde comprenne que le delight va bien au-delà de la pure esthétique.

Certaines personnes pourraient toutefois arguer que le delight, cela ne se mesure pas. Donc difficile à justifier en termes de retour sur investissement. Qu’en penses-tu ?

Nesrine Changuel : Le delight, cela se mesure… mais pas tout de suite ! Contrairement aux fonctionnalités classiques, tu ne verras pas l’impact dès le lendemain. Tu peux l’évaluer via des indicateurs de rétention, d’adoption ou de bouche à oreille.

Dans le livre, j’évoque le NPS (Net Promoter Score), dont je ne suis pas une fan inconditionnelle car il reste très global, la CSAT (Customer Satisfaction Score) ou encore le HaTS qu’on utilisait chez Google (Happiness Tracking Surveys), qui évalue le niveau de satisfaction la première fois qu’un utilisateur est confronté à une nouvelle fonctionnalité.

Au Ticket, on ne fait pas des T-rex mais on met un peu de delight quand même dans nos pages 404 (en copiant allègrement le FT)

Tout bon livre produit qui se respecte comporte un framework. Peux-tu nous parler du tien, le Product Delight Model ?

Nesrine Changuel : Il s’agit en effet d’un outil pour créer de la connexion émotionnelle dans son produit, même quand on ne s’appelle pas Google. C’est un modèle mental composé de 4 étapes : 

1- Identifier les motivateurs émotionnels et fonctionnels

L’étape la plus importante. D’autant que les organisations savent en général très bien identifier les besoins fonctionnels, mais ont beaucoup plus de mal pour les besoins émotionnels.

2- Convertir ces motivateurs en opportunités produit

3- Créer des solutions pour ces opportunités (avec notamment le Delight Grid)

4- Valider et dérisquer ces solutions

Source : Product Delight Tips, la newsletter de Nesrine

Comment impulser une culture du delight au sein d’une organisation d’après toi ?

Nesrine Changuel : Les leaders ont selon moi un énorme rôle à jouer pour encourager l’innovation et la folie dans le produit. Si on ne reconnaît pas la valeur du delight et qu’on ne donne pas carte blanche à ses équipes, cela ne va pas naître spontanément.

Je pense à deux exemples. J’ai discuté avec Jonathan Rochelle, un ancien VP product de Google qui a travaillé notamment sur Google Docs et Sheets. Sa fonctionnalité la plus delightful ? La collaboration en temps réel. Sauf qu’il a rapidement été confronté à un problème de confidentialité majeur : quand une personne partageait un document, son adresse e-mail était exposée.

Jonathan a alors demandé au product manager de penser “outside the box” pour le résoudre. Ce dernier a proposé de remplacer l’identité des utilisateurs par des icônes d’animaux anonymes ! Une telle solution n’aurait jamais été conçue sans cette liberté accordée. Clairement du “deep delight” : cela répond à un besoin fonctionnel (confidentialité) tout en générant du fun.

Et le deuxième exemple ?

Nesrine Changuel : Les Hack Week de Spotify, des hackathons internes réguliers. Les découvertes de la semaine, AI DJ, Daylist… ce sont toutes des fonctionnalités sorties lors de ces sessions, où l’on te donne la confiance et l’espace pour innover.

Aujourd’hui, je vois des entreprises qui donnent une demi-journée par an de Hack Days. Chez Spotify, c’était deux jours par mois et une semaine entière à la fin de l’année ! Mettre en place un environnement créatif est avant tout une question de culture.

Dans l’avant-propos, tu as une dizaine de mots d’auteurs et d’autrices renommé·es, dont Marty Cagan qui parle de l’importance du “meaningful delight”. Que veut-il dire par là ?

Nesrine Changuel : Pour lui, il est très important de prendre en compte l’aspect éthique, pour ne pas tomber dans l’addiction à cause du delight. Je ne donne d’ailleurs aucun exemple de réseau social ou de jeu vidéo dans le livre. Car il y a une grande différence entre créer de la connexion émotionnelle et de l’addiction.

L’objectif, c’est d’avoir de l’impact de façon intelligente pour que les utilisateurs se sentent bien dans le produit.


Pour aller plus loin sur le sujet du delight dans le produit : 

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