Le 22 novembre dernier, s’est tenu l’événement tech francophone le plus WTF de l’année : La Conf qui tue le game. Une sorte de coachella pour designers dans un univers pixelisé de jeu vidéo d’antan. Entrevue sans langue de bois avec l’un de ses cofondateurs, Michael Baeyens, head of design de France Télévisions, qui vient de publier une série d’articles sur l’envers de la conf’, en forme d’éloge de la créativité dans le produit. On annonce : elle va faire réagir !

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✉️ Article issu du Ticket N°52

 

La conf qui tue le Game, c’est quoi ?

Quelques semaines avant l’événement, un message énigmatique est apparu sur Linkedin. Puis une bande annonce complètement déjantée. Intrigué, on a assisté à cette conférence en ligne gratuite… et on a adoré l’expérience vraiment singulière !

Organisée par 44 bénévoles venant essentiellement du monde du design, La conf qui tue le game se déroule dans l’univers de la plateforme Gather.town, qui reprend les codes des jeux vidéos 2D.

Chaque participant·e est représenté·e par un avatar pixellisé qui se déplace dans les différents mondes. Quand on croise une autre personne ? On peut déclencher sa visio et son micro pour lui parler. Quand on arrive dans une salle de conférence ? L’écran laisse apparaître la vidéo et la présentation de l’intervenant·e.

L’expérience du présentiel mais derrière son écran. Bilan ? 64 conf, aucune donnée personnelle collectée, plus de 2 500 visiteurs uniques sur la journée et 9 cartes légendaires planquées dans les mondes (qu’on a passé pas mal de temps à chercher dans les grottes…).

Salut Michael. Pour resituer le contexte, peux-tu rappeler comment est née l’idée de la Conf qui tue le game ?

Michael Baeyens : C’était en juin 2022, soit 4 mois avant la conf, à la terrasse d’un café à Montmartre. Clément, un ancien collègue UX designer, vient de découvrir la plateforme de métavers Gather.town et il veut qu’on organise un événement dessus. D’emblée, je n’y crois pas du tout.

Mais quand je découvre cet aspect jeu vidéo vu du ciel, très simple comme les anciens Zelda ou les premiers Pokemon, et qu’il y est très facile d’engager la conversation entre participants, je trouve ça en effet assez génial. Au fil de l’eau, plus on a de l’ambition et plus on ajoute des personnes au projet pour réunir, au final, une équipe de 44 bénévoles. Et, a posteriori, on se rend compte que La Conf qui tue le game n’est pas juste un événement pour s’amuser, c’est un manifeste pour la liberté créative.

Salle quasi comble pour cette intervention de la Conf’ qui tue le Game – Source 

Alors justement, ce point nous intéresse. Peux-tu préciser ce que tu veux dire par là ?

M.B. : Je vais vous raconter une anecdote que je relate dans les articles que l’on vient de publier sur les coulisses de l’événement. En septembre 2022, je demande à Antso Rakoto, le VP Product de France Télévisions, d’y participer en tant qu’intervenant. Car c’est quelqu’un qui, en plus de m’avoir redonné la foi dans les moments difficiles et de m’avoir fait 100% confiance quand il est arrivé, a des choses très inspirantes à dire. Sa réaction, typique quand on travaille dans le produit  : “C’est quoi l’objectif ? Pourquoi vous faites ça ?”.

On ne s’était jamais posé la question. Je lui ai répondu “On le fait parce qu’on peut le faire”. Mais en fait, c’était bien plus… J’aurais dû lui répondre en réalité : “On le fait parce qu’on est libre de le faire”. Cet événement est en fait la démonstration de ce qu’on peut faire quand un projet est dirigé avec l’ambition d’être créatifs.

Le monde du produit manque de créativité selon toi ? 

M.B. : Parfois, oui, je trouve. Ce manifeste est une manière de dire que s’il y avait eu des gens pour nous piloter, on n’aurait jamais fait ce qu’on a fait. Mettre un personnage de Karl Lagerfeld sur la plage en train de regarder la mer ? “Mouais, je vois pas trop le bénéfice, on ne va pas le prioriser…”. Alors que des participants ont pris des captures d’écran à côté de lui tellement c’était surprenant ! 

Faire 9 mondes ? “Oula, c’est beaucoup trop, il va falloir choisir…”. Mais non, justement, c’est le parti pris : tu vas devoir appeler tes potes car tu ne pourras pas tout explorer tout seul. Il y a 1 000 exemples comme ça sur lesquels on aurait pu nous contredire. Mais là, on n’a fait aucun compromis. On ne s’est empêché aucune idée. Et, pour la première fois, j’ai réalisé un projet sans aucune frustration.

“On n’a jamais autant parlé de création et de design thinking mais on n’a jamais fait autant de copier-coller !”

D’où vient le problème à ton avis ? 

M.B. : On met des bâtons dans les roues des créatifs pour 3 raisons : 

1. La peur

Elle sclérose la prise de risque. Que cela soit la peur du regard des autres (le fameux “Mais que va dire mon ou ma chef ?”), la peur de l’échec ou la peur de l’inconnu. La lutte contre ces peurs intrinsèques à notre animalité est un combat de tous les jours.

2. Le manque d’ambition créative

Souvent, on se contente de copier ce qui se fait sur le marché sans se donner les moyens de vouloir déplacer des montagnes. Ce qui est paradoxal : les produits qui sont nos références sont toujours ceux qui ont pris des risques monumentaux. On singe leurs fonctionnalités au lieu de singer leur ambition primaire. C’est un peu comme si on jouait à la dinette pour faire comme les grands chefs. 

3. Le manque de confiance dans la créativité en tant qu’expertise

On n’a jamais autant parlé de création et de design thinking mais on n’a jamais fait autant de copier-coller !

Comment expliques-tu ce dernier paradoxe ?

M.B. : Je viens personnellement du monde de la publicité (il y a bien longtemps). Le créatif y est au centre de tout. Avec l’effet de bord néfaste que cela peut engendrer : un contrôle qualité sous le signe de la terreur. Le directeur artistique peut chier dans la pièce, tout le monde s’excuse et ramasse pour lui ! Dans l’univers business, c’est tout l’inverse. Le créatif est généralement un tâcheron qui fait du coloriage. Il y a sans doute une juste mesure à trouver entre les deux. 

En tout cas, c’est de là que viennent la co-création et le design thinking. Il a fallu faire des ronds de jambe pour entrer dans le business. On a ainsi trouvé ces outils qui servent notamment de liens diplomatiques et qui permettent de créer un langage commun. Le problème : on a fait croire que la créativité appartenait à tous et qu’on pouvait tous être créatifs. Je suis profondément convaincu du contraire.

La co-création est juste un moyen de s’assurer que les contraintes des uns et des autres entrent dans le cadre. L’avantage, c’est que les gens travaillent mieux ensemble. Est-ce que c’est au service de la créativité et de la disruption ? Je ne crois pas. Plus on est nombreux autour de la table et plus le consensus est mou. Le designer Laurent Chastrusse avait d’ailleurs fait une intervention sur ce sujet à Flupa l’année dernière qui avait généré beaucoup de débats dans la communauté (d’où notre invitation pour qu’il anime la Battle sur le thème “Intelligence collective ou idiotie participative ?”).

Le designer devient un méthodologiste, quelqu’un qui anime des ateliers, qui passe du temps à documenter, à retranscrire, à coordonner. Je suis d’ailleurs étonné, au même titre que des seniors qui m’entourent, par les juniors qui sont aujourd’hui très bons en méthodo mais qu’on ne forme plus sur l’aspect créatif.

“La créativité n’appartient pas qu’aux designers, elle n’appartient qu’aux créatifs !”

C’est-à-dire ?

M.B. : En fait, on a fini par apprendre le langage des autres, celui du rationnel. Or, la créativité, ce n’est pas seulement dans le cerveau, c’est une histoire de guts et de passion. On laisse aller son cerveau, on adopte une posture d’ouverture et on rationalise après coup. Mais pas l’inverse.

L’équipe design de la RATP et de Mappy qui se retrouvent… dans le métro. Chassez le naturel… – Source

Pour toi la créativité relève seulement de l’expertise des designers ?

M.B. : Non, je ne dis pas que la créativité n’appartient qu’aux designers. Je dis qu’elle n’appartient qu’aux créatifs ! Il ne faut pas confondre co-création et être créatif. La créativité, cela se développe. On en a fait un processus de travail et on a oublié que c’était une compétence. Être créatif n’est pas un rôle, c’est une posture. Un·e PM peut tout à fait défendre les intérêts d’une posture disruptive et avoir l’ambition de changer radicalement l’existant.

C’est en tout cas ce qu’on a voulu défendre lors de la Conf qui tue le game, sans passer pour des donneurs de leçon ou des agressifs : avec toute la liberté créative et la passion, sans copier les autres, on pouvait faire quelque chose qui aurait un fort retentissement.

Quel message souhaiterais-tu faire passer aux Product Managers ?

M.B. : Déjà, je ne suis pas en train de remettre en cause les framework ou les méthodos. Je crois beaucoup à la culture produit. Il faut bien canaliser la créativité ! Ce qui me gêne, c’est que je trouve que ce sont les mauvaises personnes qui décident et qu’on a complètement tué la créativité dans les produits.

Moi, j’aimerais qu’on n’oublie pas de se demander, une fois qu’on a fait sa roadmap, ses objectifs et ses mesures d’impact… quelle est la part de magie qui reste dans mon produit ? Quels sont les petits détails intangibles qui vont faire toute la différence ? On le sous-estime grandement mais c’est pourtant ce qui va faire que l’utilisateur se sente valorisé et intégré dans le processus.

Dans le dernier Spiderman, il y a par exemple plein de références aux précédents films de la série. C’est un cadeau pour les fans, tu récompenses et valorises leur connaissance. Donc ce que je dirais aux PM qui vont lire Le Ticket, c’est d’allouer, allez, 10 % de magie dans leur produit. Oui, l’orga va sans doute s’y opposer, oui, il y a de grandes chances d’échouer, oui, ça prend du temps, oui, ça ne se mesure pas. Mais ça en vaut la chandelle, j’en suis convaincu ! C’est d’ailleurs ce que met bien en valeur le modèle Kano.

Tu peux nous en rappeler le principe ?

M.B. : C’est un diagramme où l’axe des ordonnées représente la satisfaction des utilisateurs et celui des abscisses la présence ou non d’une fonction dans le produit ou service. Ce qui donne lieu à 3 courbes : 

  • La courbe basse indique les fonctionnalités obligatoires, celles qui sont attendues par l’utilisateur et sans quoi il ne viendra même pas.
  • La courbe intermédiaire correspond à ce que demande l’utilisateur. Celle sur laquelle on se concentre en design en essayant d’écouter et de comprendre les besoins.
  • Et enfin, la courbe haute représente tout ce que les utilisateurs ne savaient pas qu’ils voulaient. Figma est très fort par exemple pour offrir une proposition de valeur puissante et inattendue qui répond à un besoin que les utilisateurs n’avaient pas conscience. Et qui va faire toute la différence.
Le diagramme de Kano – Source

J’ai une anecdote qui va faire le rapprochement avec la Conf qui tue le game. J’ai croisé une ex-collègue durant l’événement et je lui ai demandé à quelle conf’ elle allait. Elle m’a répondu : “Ah, mais je n’ai pas le temps, je suis en train de collectionner toutes les trading cards !” Ces cartes, qu’on avait disséminées dans l’ensemble des mondes, ne servaient à rien en soi. On a pris un risque monumental à les créer, en termes de temps de développement et quand on les codait encore la veille à 4h du matin, on n’était plus trop sûr que c’était une bonne idée…

Et pourtant, c’est un des éléments de la conf’ qui a eu le plus de succès ! Mon ex-collègue était venue initialement pour la conf’ mais en vrai, on l’a retenue avec autre chose : les cartes à collectionner. Cette fonctionnalité, ce n’était ni une obligation ni une attente de l’utilisateur si l’on reprend le modèle Kano. On est dans la courbe haute : quelque chose auquel on ne s’attend pas et qui va préoccuper l’utilisateur bien plus que ce pourquoi il est venu. Et c’est ce qui fait que ton événement ne ressemble pas aux autres. 

Les 9 fameuses cartes légendaires – Source

Je pourrais parler de pleins d’autres exemples équivalents : l’adoption d’animaux dans le jeu, le circuit de kart, la nécessité de se déplacer réellement pour aller aux conférences… Si on avait eu des contraintes, on ne l’aurait jamais fait. Mais c’est ce qui a fait que les gens ont pu créer du lien, comme dans un événement physique. Et ce qui explique que 17 % des gens ont spontanément indiqué qu’ils viendraient lors de la 2e édition.

Qui sera quand ?

M.B. : J’ai une mauvaise nouvelle pour eux : il n’y aura peut-être pas de saison 2 (sourire). En tout cas, pas ce qu’ils en attendent. Je vais faire l’analogie avec Daft Punk. Leur 1er album, c’est Homework, un projet sans aucun compromis, très radical, avec des sons crissants. Leur deuxième album n’est pas Homework 2, c’est Discovery, un projet ultra produit avec un son FM très poussé.

Totalement l’opposé de Homework mais cohérent malgré tout. Si on fait une Conf qui tue le game 2, ce sera pareil dans l’esprit : on ne sera pas du tout là où l’on nous attend. On ne peut d’ailleurs pas prétendre dans son branding “tuer le game” et refaire ce qu’on a déjà fait !

Si tu cherches de la créativité dans le produit, on ne peut que te conseiller cet épisode de notre podcast Épique sur Zenly :