En mai 2022, les leaders produit et design de BlaBlaCar, Rémi Guyot et Tristan Charvillat, sortaient Discovery Discipline. Cette méthode en 7 étapes pour systématiser la discovery, appelée FOCUSED, a connu un écho retentissant. Un an et demi plus tard, le premier a rejoint le cabinet Thiga avant de se mettre à son compte, tandis que le second est devenu VP Design de Malt. Revenons avec eux sur l’impact du livre et leurs ambitions désormais.

8 minutes de lecture complètement focused
Voici le résumé du bouquin si tu veux (re)découvrir la méthode FOCUSED de Discovery Discipline. Pour voir comment l’écosystème l’a mise en place… RDV dans la prochaine édition du Ticket !

Salut Tristan et Rémi. Votre livre Discovery Discipline (ed. Thiga) a visiblement connu un beau succès d’estime et d’audience. Quel bilan en tirez-vous ?

Rémi Guyot : C’est complètement improbable. Cela a explosé toutes nos attentes. Le livre a même été numéro 1 sur Amazon pendant un temps ! Même dans nos rêves les plus fous, ce n’est pas quelque chose qui nous semblait envisageable.

On pensait que le logo BlaBlaCar allait attirer l’attention mais ce fut une véritable surprise de voir autant de gens curieux.

Comment l’expliquez-vous ?

R. G. : Il y a eu un alignement d’étoiles. Déjà, le timing a joué avec beaucoup de discussions autour de la discovery ces dernières années. Et pour cause : les frameworks de delivery qui sont devenus des standards (Scrum, Kanban, Shape Up…), n’ont pas d’équivalent en discovery. Il y avait un vrai manque.

Tristan Charvillat : On n’avait pas anticipé non plus l’attrait du marché français pour un bouquin qui vient de l’écosystème avec une écriture, un ton et un regard différents de ce qu’on a l’habitude de lire sur le sujet.

R. G. : On pensait aussi que la thématique allait rester dans notre microcosme startup. Alors que, autre surprise pour nous, cela a été bien au-delà. Ce livre ne s’est pas adressé qu’aux fans de produit mais vraiment à toutes les entreprises, y compris les plus grosses.

« On ne croit pas une seconde à la maxime “Si mon produit est bon, il se vendra tout seul”. Si on fait un bon produit, il faut le faire savoir. »

– Tristan Charvillat et Rémi Guyot

Combien en avez-vous vendu ?

R. G. : Dans un podcast, il a été dit qu’on en avait vendu des millions. C’est moins. Néanmoins, c’est plus que le nombre d’abonnés au Ticket (NDLR : près de 7 000).

Hum… merci pour cette fourchette d’une infime précision ! Plus sérieusement, quelles réactions avez-vous reçu en majorité depuis la sortie du livre ?

T. C. : Cela a évolué dans le temps. Au début, nous avons beaucoup été sollicités pour venir en parler et présenter la méthode FOCUSED. Aujourd’hui, nous sommes plus dans la phase de feedbacks concrets. Les gens ont commencé à la pratiquer et ils ont des questions plus précises sur la mise en place. 

On voit ainsi passer de plus en plus de fichiers Miro, Notion ou Figjam d’entreprises qui ont adapté à leur sauce les différentes étapes.

De ce que vous voyez et percevez, quels sont les enseignements majeurs que les lecteurs retirent du livre ?

R. G. : Je dirais le framework dans son intégralité. Nous avons de nombreux témoignages de personnes pour qui la discovery s’apparentait à un open bar géant. Quelque chose de flou et d’improvisé. En mode : je sais quand je pars, mais jamais quand je reviens. Rien que le fait d’avoir des étapes à suivre semble avoir une valeur immense.

Il y a aussi un effet de bord positif, dont on s’est d’ailleurs rendu compte chez BlaBlaCar : comme dans toutes méthodes, tu développes un vocabulaire précis, clarifié et surtout unifié au sein de l’entreprise.

R. G. : Au niveau des livrables, il n’y a aucun concept qui est complètement nouveau et dont on n’avait jamais entendu parlé avant. Toutefois, il y a une étape qui a fait beaucoup parlé : Claim, avec la rédaction du tweet en amont de la conception. 

À plusieurs conférences, on nous a fait remarquer que c’était clairement un appel d’air pour le product marketing… et que c’est une fonction qui était nouvelle pour beaucoup. Quand on voit le débat suscité récemment par les propos de Brian Chesky de Airbnb ou le succès des ouvrages d’April Dunford, on voit bien qu’il y a un alignement de planètes à ce sujet. Le niveau d’attention a vraiment changé depuis le lancement du livre.

Au-delà d’un livre, Discovery Discipline c’est aussi une campagne de communication massive sur Linkedin, au point, à un certain moment, de n’avoir plus que ce type d’infos dans son fil d’actualité. Comment avez-vous fait ?

R. G. : C’est un mélange de préparation et de chance. Il y a des choses qui se sont passées comme anticipées et d’autres sur lesquelles on a surfé.

On a déjà capitalisé sur un des grands enseignements de notre expérience chez Paypal : l’ambition. On s’est ainsi dit : faisons l’hypothèse que c’est un bouquin important. Ainsi, de quelle manière devrait-on le sortir ? Ce n’est pas de la prétention mais juste une manière de se projeter pour faire le maximum.

Concrètement, on a été frapper à toutes les portes des gens qui font des podcasts, des newsleters ou de la communication sur le produit, des petits comme des gros, sans discrimination. Idem pour les conférences. À l’image des écrivains qui écument les librairies pour faire des dédicaces.

T.C. : Il y a deux recettes pour moi. Déjà, on avait préparé du matériel à l’avance, y compris des interviews. Au lancement, tu te retrouves pris dans l’élan mais tu sais qu’il va y avoir chaque semaine des choses qui vont sortir malgré tout. 

Ensuite, on a été très “focused” pour le coup : on n’a exploité qu’un seul réseau social, Linkedin. 

R. G. : D’ailleurs, le “vous m’avez saoulé” que sous-entend ta question était explicitement défini comme un critère de réussite de cette campagne de com’ ! C’est en effet à partir de ce moment que la répétition commence à produire son effet.

Pour faire un parallèle avec le monde du produit, on ne croit pas une seconde à la maxime “Si mon produit est bon, il se vendra tout seul”. Non, il faut apporter autant d’importance à la forme qu’au fond. Si on fait un bon produit, il faut le faire savoir.

Contrairement à un produit classique, un livre est un exercice difficilement itératif. Depuis sa sortie et les réactions des lecteurs et lectrices, changeriez-vous des passages dans Discovery Discipline ?

T. C. : Je verrais plutôt des ajouts que des modifications. Je pense aux rituels et à la façon d’organiser ses équipes autour de la méthode FOCUSED par exemple. C’est un pan qui existait dans le livre à l’origine mais on l’a enlevé pour ne pas que cela crée un frein à l’adoption. On voit que c’est utile malgré tout pour certaines organisations.

R. G. : Pour ma part, je m’interroge sur l’exemple fil rouge, basé sur un cas réel vécu chez BlaBlaCar, que l’on poursuit tout au long du livre. Pour pouvoir illustrer un maximum d’activités, on a choisi un projet un peu mastoque, dont vous avez d’ailleurs parlé longuement dans un podcast au Ticket.

Sauf que l’on ne cesse de répéter qu’il faut adapter le temps de sa discovery à ses enjeux. Dit autrement, une discovery peut être très courte. Cet exemple ne véhicule donc pas correctement ce message.

Et maintenant, quelle est la suite de Discovery Discipline pour vous ?

R. G. : L’ambition, c’est de faire de FOCUSED l’équivalent de Scrum pour la discovery. C’est-à-dire un framework majoritairement mis en place dans les organisations. Sachant qu’une des raisons du succès de Scrum, c’est l’équilibre entre quelques fondamentaux qui ne bougent pas et une adaptation possible dans plein de contextes différents, de la jeune startup au grand groupe.

Notre obsession, ce n’est donc pas le nombre de bouquins vendus mais plutôt dans combien d’endroits des gens travaillent avec. En nous concentrant pour le moment sur la France, où il y a déjà un potentiel énorme.

T. C. : Notre objectif, c’est en effet la mise en œuvre. Notre ADN, c’est la pratique. Ce bouquin, ce n’est pas une idée qui devient une pratique. Au contraire, c’est 15 ans de pratique qui deviennent une idée. 

Justement, comment les organisations l’adaptent concrètement d’après ce que vous percevez ?

R. G. : Cela varie fortement. L’ironie, c’est que même BlaBlaCar ne l’applique pas by the book. C’est normal, le livre est une photo d’une manière de travailler à un instant T. Mais le modèle continue de vivre et c’est très bien.

On voit beaucoup d’entreprises qui adoptent une approche systématique et structurée de la discovery, depuis la lecture du livre. C’est une bonne nouvelle car il est beaucoup plus impactant d’avoir cette approche plutôt que de se focaliser sur un outil en particulier et simplement le ressortir de temps en temps. 

T. C. : On rencontre beaucoup de personnes qui nous disent qu’elles faisaient déjà beaucoup de choses présentées dans le livre mais qu’elles savent comment les structurer désormais. 

Et quelles sont les difficultés de mise en application qui reviennent le plus souvent ?

R. G. : J’ai l’impression que la plus grande barrière, c’est l’idée que se font les gens de ce que la Discovery devrait être. On pense que c’est juste pour des projets pour lesquels on n’a pas la moindre idée de ce qu’il faudrait faire. On me dit parfois “Je ne fais pas de Discovery car mon CEO a déjà défini notre sujet”. Mais alors, quel rapport ?

Ces personnes ne se rendent pas compte de la valeur folle que peut apporter une discovery et l’envisagent juste comme une façon de traiter des sujets disruptifs une fois par an. Pendant longtemps, faire de la discovery voulait dire “je fais un hackathon”. 

Notre approche est beaucoup plus humble et terre à terre. Scrum n’est pas quelque chose que l’on fait de temps en temps dans l’espoir secret de créer des produits incroyables, c’est une manière de bosser au quotidien.

T. C. : En fait, c’est toute la différence entre les concepts d’innovation incrémentale et d’innovation de rupture. Notre industrie fantasme sur l’innovation disruptive. Mais il faut bien voir que tous les produits qui cartonnent fonctionnent par innovations incrémentales pendant des décennies. Regarde l’iPhone.

C’est là où l’on place la discovery. Discovery Discipline, c’est fait pour faire de l’innovation incrémentale. 

R. G. : Discovery Discipline n’aurait pas permis au concept de BlaBlaCar d’exister. Pour autant, le paquet d’innovations incrémentales expliquent autant son succès que l’idée initiale.

Cette notion d’innovation incrémentale n’est pourtant pas du tout présente dans le livre.

T. C. : En effet. C’est quelque chose que l’on ressentait depuis longtemps mais on n’a réussi à mettre un mot dessus que récemment. L’histoire est d’ailleurs intéressante.

Il y a quelques mois, on discutait avec un client que je ne citerais pas mais qui est assez loin de notre environnement habituel. Il bosse dans une boîte du CAC40 au service innovation et s’exprime avec beaucoup moins de jargons tech. C’est lui qui nous a révélé qu’en fait, ce que l’on faisait, c’était une méthode d’innovation incrémentale.

Ce fut une vraie claque et une belle leçon d’humilité : on avait besoin de sortir de notre French Tech pour clarifier les choses et mettre des mots sur notre pensée. En s’inspirant d’une personne d’une industrie traditionnelle qui a un recul et une séniorité sur ces sujets, bien supérieure à la dynamique scale-up que l’on connaît. 

Quand tu bosses dans une chaîne de production, tu ne rêves en effet pas tous les matins de disruption. Dans le numérique, on croit que l’on peut tous inventer l’iPhone. En oubliant que 99,9% de l’innovation est incrémentale. Si on l’avait su avant, ce concept aurait clairement été le sous-titre de Discovery Discipline !


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