Tristan Charvillat et Rémi Guyot sont non seulement VP Product design et Chief Product Officer de BlaBlaCar mais également co-auteurs du nouveau livre Discovery Discipline. Entrevue avec eux dans un resto parisien pour mieux comprendre la philosophie derrière cette méthode. 

Salut Tristan et Rémi. Pour commencer, vous nous racontez d’où est née l’idée de ce livre ?

Tristan Charvillat : Avec Rémi, ça fait une quinzaine d’années que l’on bosse ensemble. Depuis notre expérience commune chez PayPal, en 2009. On a construit notre culture produit et design ensemble, en bossant sur des projets, en inventant des petites astuces, en faisant des présentations… Ce livre, c’est un peu la synthèse de toutes nos expérimentations et de ce que l’on a appris pour optimiser le travail entre design et produit.

Même si, à l’origine, on n’avait pas l’intention de faire un bouquin. En fait, ce framework, on l’a expérimenté chez PayPal mais vraiment mis en œuvre intégralement chez BlaBlaCar. Et, pendant trois ans, on l’a ajusté et peaufiné. A un moment, pendant le confinement, j’étais au milieu de la campagne, j’ai eu envie de l’écrire pour clarifier nos idées. Il n’y avait rien à inventer mais juste à retranscrire ce qu’on faisait.

Tristan Charvillat (à gauche) et Rémi Guyot (à droite) – Source

Je pensais en faire des articles sur Medium. Mais ça a commencé à grandir, à grandir… à tel point que je me suis rendu compte que ça faisait un petit livre en fait ! J’en ai discuté avec Thiga, qui m’a proposé de l’éditer. Puis j’ai commencé à en parler à Rémi et c’est là où notre complémentarité s’est exprimée. Même si on aime les deux, je suis spontanément plus orienté vers la divergence et Rémi la convergence. Grâce à son apport, on est passé de quelque chose d’assez narratif à un outil plus opérationnel et structuré. Et, au final, cela donne un livre qui peut se retrouver aussi bien sur un canapé que dans une salle de workshop.

Rémi Guyot : Lors de la première version, on n’était pas focalisé exclusivement sur la discovery. On avait aussi inclus la delivery, comme un continuum entre les deux. Sauf qu’on s’est rendu compte qu’on n’avait pas grand chose de nouveau à raconter sur cette partie. Il existe en effet déjà plein de framework qui cartonnent en la matière.

Et donc ce que vous décrivez dans Discovery Discipline, c’est comme ça que vous travaillez concrètement chez BlaBlaCar au quotidien ?

Rémi : Oui, 95 % des projets suivent ce framework. Et on se pose la question d’intégrer les 5 % restants. On n’est pas dans une discovery que j’appelle événementielle, où tu fais une étude approfondie auprès de tes utilisateurs seulement de temps en temps. Nous, on applique cette méthode de façon systématique pour tous les projets, qu’ils prennent 3 mois ou une semaine. Avec, à chaque fois les 7 étapes et les 7 livrables.

Justement, on entend souvent les Product Managers dire : “La discovery, oui, je sais qu’il faut en faire mais je n’ai pas le temps !“. Ces 7 étapes ne créent-elles pas une lourdeur qui pourra en décourager plus d’un.e ?

Rémi : On traite justement cette question à la fin du livre. Déjà, si tu n’as pas le temps pour la discovery, c’est que tu mets derrière ce mot quelque chose de trop grand. Notre méthode fonctionne selon une logique d’accordéon : tu peux y passer entre 1 heure et 1 an, en fonction de ton degré d’exigence et le temps dont tu disposes.

Cette flexibilité est un élément sur lequel on aurait peut-être dû plus insister dans le livre : 7 étapes, cela peut paraître beaucoup mais c’est en fait 7 questions que l’on force à te poser. La méthode est stricte sur les 7 livrables mais souple sur les activités qui y mènent. Si la réponse est évidente pour un livrable, alors tu peux passer à la suite. La valeur d’un framework, c’est justement qu’il te permet facilement d’identifier là où il y a un problème. Les livrables dans lesquels tu as le moins confiance sont ceux pour lesquels tu dois le plus creuser.

Tristan : Si pour l’étape CLAIM, tu es capable de pitcher ton positionnement en 3 minutes, c’est fait, ton étape est complétée. L’idée, c’est de se dire : j’ai l’impression que je suis clair… mais est-ce que je le suis vraiment ? Sous prétexte du manque de temps, on oublie souvent de se poser les bonnes questions en voulant aller vite.

Rémi : Ces étapes correspondent à autant de cicatrices de projets qu’on a ratés ! Où tu te dis, avec du recul : mais pourquoi on n’a pas fait ça ?

Est-ce une méthode efficace ? Oui, on le voit chez BlaBlaCar. Est-elle facile ? Hum… elle est contraignante. D’où la notion de discipline. C’est un peu ça le secret… même si cela n’a rien d’incroyable en soi.

https://youtu.be/4lfW48_oDxo

Comment se répartit concrètement le travail de discovery entre les différents métiers (product managers, product designers, développeurs, user researchers, product marketing managers etc.) ? Vous n’en parlez pas du tout dans le livre…

Rémi : En fait, tout était raconté dans la 1ère version du livre. Mais on l’a enlevé car c’était très contextuel à BlaBlaCar. On veut avoir un impact plus large et ne pas être prescripteur sur ce point. Le rôle d’un.e PM ou d’un.e product designer n’est en effet pas le même dans une boîte de 15 personnes ou de 500 personnes.

Tristan : Par contre, on se rend compte, de par le coaching que l’on fait en parallèle de notre activité, que cela marche pour toutes les structures d’équipe et que cela nourrit vraiment la culture produit d’une orga.

Rémi : Les livrables servent en fait de langage commun entre tous les métiers. C’est le tronc commun sur lequel on ne peut pas se permettre de ne pas être clair, car ils vont servir à toutes les personnes impliquées, quel que soit leur métier.

Autre question pratique de la mise en place de la méthode : est-ce qu’il vaut mieux avoir une personne en lead sur l’ensemble du projet ou juste par étape / livrable ?

Rémi : On affine encore cette question honnêtement chez BlaBlaCar. En fait, ce qu’il faut bien retenir, c’est que l’on veut éviter le consensus, que le groupe décide de tout. La méthode vise à faire des choix forts. Ce qui sous-entend que c’est une seule personne qui décide. Non sans discuter avec les autres au préalable, évidemment. C’est pourquoi on parle de radicalité dans le sous-titre.

Après, cela peut être étrange que cela soit la même personne qui décide à chacune des étapes. Il faudrait qu’elle soit aussi forte sur la partie CLAIM que la partie EXECUTE par exemple. C’est possible, mais il n’est pas étonnant que cela varie selon moi.

J’ai l’impression que parfois, quand on parle de discovery, on retient surtout la découverte d’un problème. C’est bien, mais un problème, ça ne s’envoie pas en prod’!

Remi Guyot

Comment votre méthode se positionne par rapport à la discovery en continu dont parle la coach américaine Teresa Torres dans son livre Continuous Discovery Habits ?

Rémi : Il y a énormément de points communs en termes d’état d’esprit. Mais aussi plusieurs différences. La première, c’est qu’elle parle de product trio (PM, Product Designer et dev’) mais pas de marketing. Nous, on voit une synergie immense avec le product marketing dans la conception même d’un produit.

Ensuite, la discovery en continu, ce n’est pas vrai. Il y a bien un moment où tu commences à t’intéresser à une problématique et où tu t’arrêtes. Sinon, tu as l’impression de n’avoir jamais fini. On pourrait faire de la discovery infinie sur n’importe quel sujet. Mais, en soi, dès que tu as atteint l’impact recherché, alors tu as résolu ton problème !

Chaque projet a une date de démarrage, une échéance fixée à l’avance en fonction de l’énergie que tu comptes y investir et, à la fin, cela passe en delivery. Alors oui, un.e PM peut travailler en dual track, en faisant de la discovery et de la delivery en même temps. Mais pas sur le même projet.

Tristan : On a connu une sorte de traumatisme, à l’époque où l’on travaillait chez PayPal, qui nous fait redouter aujourd’hui la “discovery pour la discovery”…

C’est-à-dire ?

Tristan : On a eu la chance de participer en Europe à l’évangélisation des techniques de design thinking, qui venait de Californie. Il y a plein de choses qui étaient utiles et nous avons été extrêmement influencés par ce qu’on a appris à ce moment-là.

Mais une chose nous mettait mal à l’aise : le manque d’impact d’une grosse majorité des sujets sur lesquels on travaillait. On découvrait des choses intéressantes, on construisait des proto en carton et… on finissait avec une bonne idée mais qui ne servait pas à grand-chose car elle ne partait jamais en delivery.

Rémi : Pour l’anecdote, je me rappelle d’une grande journée de formation au design thinking auprès du top management de eBay, dont PayPal faisait partie, décidée par le CEO, John Donahoe (aujourd’hui patron de Nike). Je faisais partie des facilitateurs et l’on s’est retrouvé à faire faire aux 100 pontes du groupe des prototypes… en pâte à modeler ! Je voyais leur regard qui semblait dire : “Je suis là car on me l’a demandé mais je perds clairement mon temps…”

Tristan : Ce n’est tout simplement pas possible ça ! C’est pourquoi la notion d’impact est au cœur de notre réflexion sur la méthode. On n’essaie pas de survendre la magie de la discovery, en se disant que c’est l’opportunité de tout réinventer. Quand tu commences une discovery, tu n’es pas censé ne rien savoir.

Il y a une phrase qui dit : si on veut réinventer la tarte aux pommes, il faudrait commencer par créer l’univers. Il y a un peu de ça : tu commences où si tu veux réinventer ? D’où notre obsession du livrable qui structure la méthode. Et c’est clair : à la fin d’une discovery, c’est un livrable qui part en delivery.

Rémi : Marty Cagan (NDLR : le Roger Federer du produit – déso pour les fans de Nadal / Djoko / Alcaraz, nous, au Ticket, on a tranché le débat) nous dit qu’il existe la problem discovery et la solution discovery. J’ai l’impression que parfois, quand on parle de discovery, on retient surtout la découverte d’un problème. C’est bien, mais un problème, ça ne s’envoie pas en prod’!

Tristan : La discovery est un état d’esprit d’exploration. La discipline, elle, permet de faire retomber les idées. Sinon, on pourrait passer notre vie à itérer. On a créé, en somme, une discovery du quotidien.

https://youtu.be/3J4_BVq0XyY

De votre usage, est-ce que cela accélère la delivery derrière ?

Tristan : Je dirais oui globalement. Par exemple, ton go-to-market va très vite. Tu as en effet déjà fait tout le travail de positionnement et d’explication de ton produit.

Rémi : Ca améliore aussi la clarté de ce que tu cherches à faire. Une vertu immense de la méthode, c’est toute la documentation du rationnel derrière chaque projet.  

Tristan : Les livrables servent en effet à s’aligner. Si tu les mets les uns à côté des autres, tu as toute l’histoire de ton projet.

Un dernier mot sur la conception du modèle. Comment sont arrivées les 7 étapes successivement ?

Rémi : Il me semble qu’une des premières notions développées, c’est le 1st Use Case (le livrable de la partie OBSERVE). On s’est rendu compte que si on arrivait à bien cadrer le travail des designers et des PM, cela pouvait créer des choses magnifiques. Chez PayPal, on n’arrêtait pas de répéter “What the FUC ?” (=First Use Case). Ça a eu un fort écho en interne et ce fut une des pierres fondatrices pour aider les équipes à clarifier leurs projets.

Tristan : Un autre moment important pour moi, c’est l’ajout de la fonction marketing dans le processus. Avec toute l’importance que revêtent les notions de positionnement et de proposition de valeur. Car, en fait, quand tu as ton objectif business, ton use case utilisateur et ta proposition de valeur, tu disposes des 3 principes pour construire un produit qui fonctionne.


Découvrez notre résumé du livre Discovery Discipline :

Pour aller plus loin :