Pour le premier volet de notre dossier sur les parcours carrière dans le produit, on interroge Charlotte Usureau, experte RH et recrutement, et Marion Darnet, spécialiste en product management, les co-fondatrices de l’agence Pachamama.

En tant que consultantes et coachs produit spécialisées dans le recrutement, est-ce que vous voyez beaucoup de boîtes qui disposent d’un parcours carrière spécifique pour les product managers ?

Charlotte Usureau : On est sur une discipline nouvelle qui n’existe, la plupart du temps, que dans des jeunes boîtes tech qui ne sont pas encore très bien structurées niveau RH. Donc c’est un sujet qui vient assez tard… voire jamais !

Et dans la très grande majorité des cas, quand il y a un semblant de parcours carrière, il n’est qu’orienté vers le management. Beaucoup voient en effet le management comme étant le seul parcours d’excellence. En France, si tu veux évoluer, il faut devenir manager. Et ce, même s’il n’y a pas tant de postes que ça sur le marché. J’entends avec de vraies belles équipes, pas des postes où tu es le head of de toi-même !

Marion Darnet : En fait, en France, des boîtes qui ont une structure produit très claire et mature, où l’on sait exactement ce qui est attendu au niveau de chaque poste… cela se compte sur les doigts de la main. Dans la majorité des cas, et je l’ai vécu aussi personnellement, on a souvent le 1er PM qui devient manager, sans y être accompagné, tout en continuant à devoir s’occuper de l’opérationnel.

Un exemple de parcours carrière chez Meilleurs Agents – Source : blog de Meilleurs Agents

A quel moment, selon vous, il convient de se poser la question de la création d’un parcours carrière ?

C.U. : La RH en moi va te dire, peu importe comment tu l’appelles, c’est important de pouvoir donner dès le début de la visibilité aux personnes que tu recrutes.

L’objectif d’un recrutement, c’est de capitaliser. En effet, compte tenu de la période d’adaptation, ce n’est pas au début qu’une nouvelle recrue est la plus productive et que tu peux espérer un retour sur investissement. L’ambition est donc d’aller le plus loin possible ensemble. Au moins de passer le cap des deux ans. Sauf que les personnes ont besoin de perspectives et de nouveautés. Donc si tu dis : “On t’embauche et on verra plus tard ce qui va se passer pour toi”, tu vas droit dans le mur !

M.D. : Il y a un vrai enjeu de sensibilisation auprès des fondateurs : ils devraient faire cet exercice dès leurs premiers recrutements de Product People. Malheureusement, on le ne voit que trop rarement.

Nous, nos clients préférés, ce sont les CEO qui vont nous dire : “Il faut que je structure mon équipe produit mais je ne sais pas comment faire”. Celles et ceux qui vont vraiment être dans une posture d’apprenant et d’humilité. Et qui vont donc se poser des questions sur ce qui va être attendu spécifiquement des PMs.

C.U. : On en revient à l’éternel débat : où est-ce que tu places les RH dans ton orga ? Beaucoup de boîtes mettent en effet tout sur les managers. C’est leur responsabilité de recruter, de projeter leur équipe, de s’occuper des salaires, des départs, etc. Sauf que ce n’est pas leur rôle à la base et ils n’ont pas forcément les outils pour ça.

Et sur une question aussi primordiale que le parcours carrière, toute la boîte doit être impliquée. Le problème, c’est que le bénéfice est tellement peu palpable dans l’immédiat que c’est ce que l’on met le plus facilement sous le tapis. Alors que le coût caché est énorme ! En témoigne le turnover incroyable dans nos métiers.

M.D. : Et franchement, même les plus petites boîtes peuvent faire l’exercice. Elles n’ont pas nécessairement besoin de faire quelque chose d’aussi cadré qu’un Payfit par exemple. Mais cela les force à se poser des questions essentielles :

  • De quoi j’ai besoin tout de suite et de quoi j’aurais besoin demain ?
  • Ou quelle est la différence entre PM, senior, lead, directeur, head of etc. ? Autrement dit, ça veut dire quoi lead par exemple ? C’est un niveau de management ? C’est un scope particulier du produit à gérer ?

Les réponses à ces questions sont loin d’être homogènes dans la communauté. Ce qui montre qu’on a encore besoin de gagner en maturité dans la profession.

https://youtu.be/p7Kbv2L7hBs

Et est-ce que les candidats et candidates avec qui vous échangez vous parlent de parcours carrière ?

C.U. : Pas plus que ça. En fait, c’est un peu comme sous-entendu que cela se passera de la manière suivante : ces personnes vont être recrutées pour un poste, elles y resteront le temps qu’il faudra et, si on ne leur propose pas une évolution régulière (du management généralement), elles iront voir ailleurs. 

M.D. : Le parcours carrière n’est jamais un critère pour un talent quand il s’agit de prendre un nouveau job. Mais une fois en poste, cela le devient très rapidement ! Ça bouge tellement vite dans le produit que, une fois installés, ils ont besoin de perspective d’évolution. Plus vite, bien souvent, qu’un plan de développement de leurs compétences.

Si les managers n’anticipent pas un minimum les compétences attendues pour chaque poste, ils n’auront pas d’outil objectif pour les évaluer, les aider à s’améliorer, ni de quoi les emmener à la prochaine étape de leur carrière…

C.U. : On se répète mais le coût caché du turnover est énorme ! Laisser partir une personne de valeur avec un capital compétences et connaissance de la boîte et du produit puis devoir recruter derrière, connaissant la pénurie de profils que l’on connaît… C’est le meilleur argument pour la mise en place d’un parcours carrière !

Bon, on vient de dresser le constat. Maintenant, rentrons dans le concret : comment on fait un parcours carrière ?

M.D. : Alors déjà, en préambule, je dirais que c’est une chose à faire en équipe. Il ne s’agit pas juste de dire : on n’attend ça de toi parce que t’es à la tête du Produit. Les PMs ont besoin d’être embarqués un minimum dans la construction.

Si chacun et chacune a pu participer au processus, à définir c’est quoi un senior, c’est quoi un lead etc. et bien cela te force aussi à voir où tu en es dans ta carrière. Cela peut être un beau moment fédérateur pour l’équipe.

C.U. : En faire un projet d’entreprise est en effet la clé d’un point de vue RH. Proposer à tout le monde d’y participer permet de se rendre compte qu’une évolution, ça ne se fait pas comme ça en un claquement de doigt ou à la tête du client. Il faut prouver que tu as validé tel ou tel point pour atteindre ce niveau. Bien souvent, cela remet les gens à leur niveau (!) et leur montre que l’herbe n’est pas toujours plus verte ailleurs.

M.D. : Et qu’un titre sur un CV, ça ne fait pas tout !

Qu’est-ce que vous conseillerez d’indiquer dans un parcours carrière ?

C.U. : C’est un regroupement de plusieurs éléments. Déjà, il est toujours bon de rappeler les valeurs de l’entreprise et comment c’est concrètement incarné. Par exemple, comment sont prises les décisions ? Cela permettra de savoir quels types de personnes on veut attirer.

M.D. : Après, c’est forcément lié à l’ambition de la boîte. Si tu prévoies d’enchaîner les levées de fonds très rapidement, tu ne feras pas le même parcours carrière que si tu veux que ta boîte passe en 2 ans de 20 à 50 salariés.

D’ailleurs, tu n’es pas obligé de tomber dans l’usine à gaz avec 8 niveaux différents dès le début. Tu peux commencer petit avec 3 niveaux différents de PM en fonction de ce à quoi vont ressembler les postes d’ici 2 à 3 ans. Et, important, de poser des grilles de salaire en face qui seront à faire valider auprès du comex. Une bonne façon de voir si tu es ou non au niveau du marché.

C.U. : Ensuite, je pense qu’il faut sortir du schéma : la récompense, c’est de manager une équipe. Et arrêter d’idéaliser le côté head of qui vient bien souvent aussi avec son lot d’emmerdes, il faut le dire.

Je trouve qu’on ne valorise pas assez les expertises spécifiques. Comme les entrepreneurs autonomes qui ont déjà créé des produits depuis zéro, des gens hyper spécialisés en data, en machine learning, en growth, en marketplace, en mobile, etc. 

On nous en demande beaucoup mais, sur le marché, ces profils ne sont pas autant valorisés, au moins financièrement parlant, que les managers. Et c’est dommage.

On sent que cette notion de contributeur individuel senior est un aspect important à vos yeux.

M.D. : Oui, on voit que le marché n’a pas encore suivi. Dès le démarrage d’un parcours carrière, il faudrait intégrer cette piste d’expertise très senior. Et acter auprès des fondateurs et des RH que la grille salariale sera la même, potentiellement que celle de la voie “Management”. 

On voit le décalage quand on suit des personnes qui rentrent des US ou d’Asie où elles ont occupé ce type de rôle… et qui sont assez surprises des niveaux de rémunération pour des postes équivalents en France ! 

C.U. : D’autant qu’il y a plus de postes d’experts que de managers sur le marché. Tout le monde ne va pas pouvoir être chef du monde. Il faudra bien placer celles et ceux qui n’ont pas l’envie ou les possibilités d’être manager. Sans compter que certains veulent manager pour les mauvaises raisons. D’où l’importance aussi d’indiquer clairement dans le parcours carrière : qu’est-ce que l’on met derrière le mot manager ?

M.D. : C’est en effet quelque chose qui manque je trouve généralement dans les parcours carrière. Il ne s’agit pas juste de mettre noir sur blanc les attentes en termes de compétences. Il faut aussi expliciter ce que cela implique ensuite pour la personne qui va exercer le métier. 

Par exemple, devenir lead PM, c’est travailler sur un produit plus complexe, avoir plus de parties-prenantes à gérer etc. Si la personne s’est mise bille en tête de devenir lead mais qu’elle ne se rend pas compte de ce que cela demande ni si cela colle à sa personnalité, l’expérience peut vite mal tourner.

A mon sens, c’est le rôle même du manager : apprendre aux membres de son équipe à se connaître et les emmener à l’étape d’après. Pour pouvoir les mettre sur le bon chemin. Un parcours carrière, ce n’est pas juste une autoroute sur laquelle tu passes de péage en péage.

Question bête mais… ça ressemble à quoi concrètement un parcours carrière ?

C.U. :  Personnellement, je n’ai pas vu beaucoup d’autres choses que des tableaux Excel. Mais je dirais qu’au-delà du format, ce qui est important, c’est de le faire vivre et qu’il soit consulté et utilisé. Sinon, il tombera rapidement aux oubliettes. Si c’est un Notion, et bien ce sera un Notion. Limite, on devrait pouvoir s’en servir à chaque fois qu’on travaille sur la roadmap. Car il induit une vision d’où tu veux aller et emmener ton équipe. Il influence donc les programmes de formation ou d’auto-formation.

M.D. : Oui, on s’en fout du format tant que c’est utilisé ! Il faut que chaque PM qui arrive sache comment ça se passe. Et que quand une personne passe de PM à senior PM, tout le monde puisse se servir de cet outil pour savoir ce que cela veut dire et ce qui change. Ou encore que chaque membre de l’équipe puisse répondre à la question : c’est quoi un bon ou une bonne PM chez nous ?

C.U. : Ce qui marche bien généralement, c’est de le lier à tous les rituels de rencontres avec les managers ou les RH. Cela peut servir de base de discussion aux entretiens annuels ou semi-annuels par exemple. Que chacun et chacune puisse se dire : si je fais tel boulot, voilà où je peux aller en perspective.


Les ressources de Charlotte et Marion sur le sujet.