Créée en 2009, Theodo est une entreprise à part dans le conseil en création de produits numériques. Sa réussite (plus de 90 millions d’euros de chiffres d’affaires, 700 employés) tient à une culture Lean impulsée et incarnée par ses fondateurs. Interview avec l’un d’eux, Benoît Charles-Lavauzelle, également CEO du groupe.

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 ✉️ Article issu du Ticket n°079

Ce que tu vas apprendre dans cet article : 

> Pourquoi l’agile c’est bien… mais le Lean ça scale
> Pratique 1 : le Gemba, ou l’observation sur le terrain
> Pratique 2 : la résolution de problèmes en continu
> Pratique 3 : les dojos, la culture permanente de l’apprentissage et de l’entraînement

Bonjour Benoît. Comment le lean est-il arrivé chez Theodo ?

Benoît Charles-Lavauzelle : J’aimerais d’abord rappeler comment est né Theodo, car c’est directement lié. Avec mon associé, Fabrice (NDLR : lui), on a voulu créer une boîte avant tout pour avoir une vie professionnelle épanouissante. On ne cherchait pas à conquérir le monde, comme on entend parfois chez les entrepreneurs. On voulait juste se réaliser et ne jamais avoir à se dire “je vais au bureau mais ça me fait un peu chier”.

Dans cette volonté de créer une boîte différente, on a beaucoup cherché des manières de faire un peu alternatives à ce qu’on avait l’habitude de voir. C’est comme ça qu’on a découvert l’agile, à l’époque, qui était un moyen de lutter contre le cycle infernal du contrôle.

C’est-à-dire ?

B. C-L: Plus tu contrôles, moins les gens réfléchissent et plus tu dois les contrôler. Avec l’agile, tu organises des équipes en leur donnant une autonomie pour s’organiser. Ce fut une énorme avancée pour nous. Mais c’est limité.

Dans quel sens ?

B. C-L: D’une part, cela a été pensé pour être appliqué à l’échelle d’une équipe et, ensuite, pour faire des projets techniques, du logiciel. J’étais super investi dans la communauté agile mais je voyais bien que cela ne répondait pas à pleins de problèmes qu’on avait. Le principal : l’agile, ça ne scale pas !

Et en creusant, je me suis rendu compte qu’une des origines fondamentales de l’agile, c’est le lean. Je suis tombé sur une conférence d’un gars qui s’appelle Antoine Contal (NDLR : lui. Au Japon aujourd’hui). Je l’ai fait venir chez Theodo et c’est lui, avec Régis Medina que vous avez interrogé, qui nous a initiés à partir de 2013.

Benoît Charles-Lavauzelle CEO et condateur de Theodo
« Le cycle infernal du contrôle ? Plus tu contrôles, moins les gens réfléchissent et plus tu dois les contrôler » – Benoît Charles-Lavauzelle (CEO et condateur de Theodo)

Qu’est-ce qui t’a plu dans le lean et qui t’a fait dire que c’était la bonne approche pour Theodo ?

B. C-L: Déjà, le lean, ça scale. Pour rappel, cela vient de Toyota, une boîte qui compte des centaines de milliers de salariés donc clairement, ça scale (rire). Aujourd’hui encore, sur les 10 voitures les plus vendues dans le monde, 6 sont des Toyota.

Non seulement ça scale, mais ça nous a apporté un modèle pour réaliser la boîte de nos rêves. Pour moi, le lean c’est une culture qui te permet de saisir toutes les opportunités pour apprendre et pour développer les gens, afin qu’ils atteignent leur plein potentiel. 

Cela peut paraître un peu philosophique mais cela nous a apporté une réponse aux questions qu’on se posait pour faire une boîte qui avait du sens pour nous. Le lean nous permet de ne pas opposer satisfaction des clients avec celle des collaborateurs.

1ère pratique Lean chez Theodo – Les « Gemba »

Passons aux éléments tangibles dans votre quotidien. Le premier que tu voulais aborder, c’est le Gemba, le fait de se rendre sur le terrain afin d’observer la situation réelle.

B. C-L: Oui, pour moi, c’est le point de départ du lean. Quand tu parles d’apprentissages, tu as besoin de savoir vraiment ce qu’il se passe. Non pas en écoutant ce que les gens te racontent mais en le voyant de tes propres yeux. 

Franchement, le jour où j’arrête le Gemba, je ne peux plus vraiment dire que je fais du lean. J’en fais deux par semaine.

Comment ça se passe concrètement ?

B. C-L: On a plusieurs types de Gemba mais moi je fais plutôt des Gemba produit. Je vais voir une équipe qui est en train de faire un produit pour un client. Elle est prévenue, ce n’est absolument pas une visite mystère. Mais je leur demande de ne rien préparer et de ne pas nous mettre dans une salle de réunion.
On va à leur bureau et, pendant une grosse heure, je leur pose des questions sur le produit et on discute. L’équipe ne me présente pas des tableaux de KPI, on évoque plutôt leurs avancées et leurs blocages.

Qu’est-ce que cela apporte ?

B. C-L: Personnellement, cela me permet de m’enrichir de leur réalité et d’envoyer le message, par la même occasion, que ce qu’ils font est important. Tu as beaucoup de boîtes qui, en grandissant, ont tendance à se bureaucratiser. Comme si le CEO avait mieux à faire que de passer du temps avec celles et ceux qui créent de la valeur. Le Gemba, c’est vraiment constitutif de ma fonction de CEO qui fait du lean.

C’est comprendre ce qu’il se passe pour de vrai dans ta boîte. Et montrer que le cœur de ton métier est ce qu’il y a de plus important. Enfin, c’est un moment de transmission. Moi, mon premier métier, c’était Product Manager. J’ai fait ça pendant des années et cela me passionne toujours autant. Sans oublier que cela conforte ta position de leader. Je ne suis pas un CEO constamment dans une salle de réunion qu’on ne voit jamais.

Est-ce que les autres managers font aussi cela ?

B. C-L: Il y a une chose importante à comprendre dans le lean, c’est que ce n’est pas dogmatique. C’est une culture. J’essaie de l’incarner et de donner envie aux gens mais je n’impose rien.

Mon associé, qui est CTO, fait lui des Gemba Code. Il va dans les équipes et, ensemble, ils regardent par exemple les derniers bugs. Pour l’anecdote, on s’est inspiré d’un article qui racontait une habitude qu’avait Bill Gates quand il était aux opérations chez Microsoft. Il allait s’asseoir à côté de développeurs et il leur demandait : “Tu es en train de coder quoi là ?”

2e pratique Lean chez Theodo – La culture de la résolution de problèmes

Le deuxième élément important à tes yeux, c’est la résolution de problèmes en continu.

B. C-L: Dans le TPS (Toyota Production System), on appelle cela le red bin analysis (NDLR : du nom de la petite cagette rouge dans les usines où l’on met les pièces défectueuses). Nous, on parle simplement de RDP, pour résolution de problèmes.

Concrètement, à chaque fois qu’une chose ne s’est pas passée comme on le pensait, on essaie de comprendre pourquoi, en recherchant la cause. C’est le fond de la culture lean. C’est le fait de se dire : on sera une meilleure boîte si l’on saisit toutes les opportunités d’apprendre. Les problèmes d’aujourd’hui sont notre avantage compétitif de demain.

OK. Mais n’est-ce pas trop déprimant de se dire que l’amélioration est infinie ? Autrement dit, qu’il y aura sans cesse des problèmes à résoudre. Pour reprendre les propos du CPO de Qonto, que c’est à la fois une utopie et à la fois un objectif ?

B. C-L: Il y a une expression que j’utilise tout le temps : Full responsibility, no guilt (responsabilité totale, pas de culpabilisation). Si tu veux faire du lean, il faut arrêter de culpabiliser et accepter les problèmes. On est ici pour se développer et devenir une meilleure version de nous même.

Après, je reconnais que cela ne correspond pas à la personnalité de tout le monde. On n’a pas trouvé la solution pour 100 % de l’humanité. Mais les gens qui viennent chez Theodo, ils sont là pour ça.

3e pratique Lean chez Theodo – Le « Dojo »

Troisième élément, le Dojo, qu’on pourrait définir comme les moments d’apprentissage et d’entraînement.

B. C-L: En effet, c’est bien beau de découvrir plein de problèmes… mais tu en fais quoi ensuite ? La réponse passe par la formation.

Il y a un concept dans le TPS qui s’appelle le standard. À la différence d’un process, qui est une norme qui doit être appliquée, le standard est la meilleure manière connue par l’entreprise pour faire une tâche. On ne te demande pas de le mettre en œuvre sans réfléchir mais de le connaître. 

Cette subtilité fait toute la différence : on laisse l’individu s’adapter au contexte qui est bien souvent unique. C’est en effet toujours le problème des process : ils marchent 80 % du temps mais tu dois faire semblant d’oublier qu’il existe des cas spécifiques. Comme dans les restaurants qui refusent de te servir à manger si tu arrives avant midi.

Les dojo sont donc les moments de transmission de ces standards.

B. C-L: Tout à fait. Toutes les semaines, il y a une quinzaine de dojos qui ont lieu avec : 

  • son animateur ou animatrice
  • la cohorte des personnes qui sont inscrites pour être formées
  • et les auditeurs ou auditrices libres qui veulent aussi y assister

C’est un peu comme une académie interne ?

B. C-L: Oui. On y crée des standards de très grande qualité et on y organise des dojos pour les transmettre. L’idée, c’est d’y pratiquer le geste. 

En tant que Product Manager par exemple, tu vas venir en apportant tes “pièces” et la personne experte va t’apprendre en te faisant travailler sur ton cas concret.

Deux questions pour finir. La première : pourquoi aussi peu de CEO ont recours au lean selon toi ?

B. C-L: En vrai, je ne sais pas s’il y a tant de personnes qui sont OK pour aller voir ce qu’il se passe vraiment dans leur boîte et ce que disent leurs clients. Par exemple, nous interrogeons nos clients chaque semaine sur leur satisfaction.

Certains ou certaines CEO vont se dire que ce n’est pas leur rôle. Mais il y a aussi une autre raison plus pragmatique : si ton moteur dans la vie n’est pas d’apprendre et de progresser, il y a d’autres manières beaucoup moins exigeantes pour réussir ! 

Et, à ton avis, est-ce que Theodo aurait suivi la même trajectoire sans le lean ?

B.C-L: On ne serait même pas au quart d’où on en est ! Déjà, c’est impossible de séparer le lean de Theodo, tellement c’est au cœur de notre culture. On est une boîte de conseil, c’est-à-dire une boîte qui repose avant tout sur des personnes. Il n’y a donc pas 36 000 options, autre que la culture, pour se différencier.

Deuxième raison : ma motivation ! Sans le lean, je n’aurais clairement pas amené l’entreprise aussi loin, car, comme je le disais, ce n’était pas mon ambition de départ. J’ai trouvé quelque chose qui rend vraiment mon travail passionnant.


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