Pourquoi la vraie créativité n’arrive jamais au bureau ? C’est l’interrogation de Julien Martin, ex Head of Design de Zenly et auteur de la newsletter ThePlaybook. Un éloge du temps long pour atteindre l’excellence, à rebours des discours dominants. Tribune.

⌛ 5 min de lecture pour apprendre ce qu’est une « BDM » (bouse de dernière minute)

🔗 Un article issu de cette édition de la newsletter The Playbook (en 🇬🇧)

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« Dans les startups, soit tu vas vite, soit on t’oublie. »

« C’est maintenant ou jamais. »

« On doit livrer ça pour le [insérer deadline irréaliste] ou on est morts. »

Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai dû lire ça dans ma carrière. Et je suis déjà fatigué de savoir que je vais encore l’entendre pendant des années.

Ce n’est pas le fait qu’il faille être rapide pour être compétitif qui me gêne. Surtout en mode Builder, où la vélocité est un unfair advantage.

Ce qui me dérange, c’est qu’il n’y a absolument aucune nuance dans l’industrie.

« Move fast and break things ». Voilà ce que l’on nous martèle depuis les débuts de Facebook. Sauf que cela n’a pas super bien vieilli.

Le travail qui a vraiment de l’impact, les icônes, les produits qui changent les industries… Ils n’ont pas été réchauffé au micro-onde. Mais mijoté à feu doux.

Nous aimons tous et toutes l’adrénaline du rush. Quand tu es à fond.

Avec mes équipes design, on avait inventé ensemble le terme « BDM » (pour « Bouses de Dernière Minute »). Ces designs chaotiques à l’arrache que tu as honte de présenter aux stakeholders.

On en a eu notre dose. Certains ont même fini entre les mains de millions d’utilisateurs.

Mais, soyons honnêtes, la plupart du temps, la créativité et l’excellence ont besoin de temps.

Les meilleurs plats ne sont pas instantanés. Ils marinent, ils mijotent, ils évoluent.

Les saveurs se développent pendant la nuit.

Le bon design n’est en rien différent.

Récemment, j’ai recommencé à prendre du temps.

Du temps pour designer exactement ce que je voulais. Du temps pour jouer au tennis à 10h du mat. Du temps pour me mater un film un mardi après-midi.

Pour revenir frais. Rechargé.

Ce n’est pas du luxe. C’est du process.

Quelque chose d’essentiel que j’avais oublié après des années dans les tranchées.

L’ancien General Manager de Metalab, Mark Nichols, pense qu’on mérite tous et toutes un peu plus de loisir. Je suis complètement d’accord.

Prendre son temps n’est pas de la procrastination. Bien au contraire.

La vraie créativité n’arrive pas à ton bureau

Elle arrive quand ton esprit se détend, pendant des activités banales : préparer le dîner, promener ton chien, faire un trajet.

C’est à ce moment que la magie frappe. Silencieusement. Presque passivement.

Les psychologues appellent cela l’incubation : ton cerveau forme inconsciemment des connexions pendant que tu fais des tâches sans rapport.

Une étude a démontré qu’environ 20% des percées créatives chez les écrivains et physiciens émergent précisément pendant ces moments du quotidien, qui libérent l’esprit des blocages.

En d’autres mots, s’éloigner n’est pas du temps perdu. C’est du temps productif.

Pourtant, l’industrie tech confond souvent ces moments invisibles d’incubation avec des épiphanies instantanées, alimentant le mythe du succès instantané.

On idéalise les succès immédiats parce que ça fait de belles histoires. En oubliant que la résilience, l’instinct et le goût (les vrais ingrédients en réalité) prennent des années à cultiver.

Les 40 millions d’utilisateurs actifs mensuels de Zenly ne sont pas apparus du jour au lendemain. Ça a pris des années.

Huit, pour être précis.

Certes, certains projets rushés ont magnifiquement atterri. Mais même eux s’appuient sur un goût acquis lentement et douloureusement. Tu ne peux pas accélérer ton chemin vers le bon goût. Tu dois le faire mariner.

Je comprends l’attrait du rush. Je l’ai ressenti d’innombrables fois.

Quand un concept fonctionne et que tu surfes sur cette inarrêtable vague. Ce flow grisant.

De la pure dopamine.

Mais franchement, je me suis toujours senti tiraillé entre aller vite et prendre mon temps.

Même aujourd’hui, j’ai honte quand j’accélère et je culpabilise quand je ralentis.

Naviguer entre ces modes est épuisant.

Malheureusement, notre industrie ne le comprend toujours pas.

On est encore coincés dans ces « creative jams » sans fin et le redoutable « on fait un crazy 8 après le déj ».

Encore obligés de produire « trois directions audacieuses avant la fin de journée ».

Encore forcés de traiter la créativité comme un call-to-action clinquant sur lequel on peut appuyer à la demande.

Encore forcés de s’engager sur des sprints et des deadlines irréalistes.

Franchement, c’est aussi pour ça qu’on a besoin de plus de designers et de créatifs comme fondateurs.

La vitesse n’est pas le volume. Le volume n’est pas la qualité.

Ça ne l’a jamais été.

Et non, tu ne peux pas planifier des épiphanies. Tu peux seulement leur laisser de l’espace pour qu’elles arrivent.

J’ai vu des équipes écrasées par la dette design et technique parce qu’elles refusaient de ralentir stratégiquement.

Je ne vais pas (et ne peux pas) balancer de noms, mais crois-moi : il y a plus d’entreprises que tu n’imagines qui galèrent sous des montagnes de mauvaises décisions de tempo et de choix précipités.

Rusher accumule de la dette. Et la dette finit par tuer la créativité, car elle empêche les moments de « flow ».

Et même si ça s’applique difficilement aux boîtes early-stage, le commentaire de Sir Jony Ive frappe fort :

Même si tu peux parfois prendre quelques raccourcis, le design ne fonctionne pas comme une usine.

Ce n’est pas linéaire, prévisible ou instantané.

Le meilleur travail que tu aies jamais fait a peut-être semblé rapide, mais c’est seulement parce que quelque chose de plus profond avait eu le temps de mariner auparavant, bien avant la livraison.

Les pixels et bits finaux peuvent être livrés rapidement. Mais les instincts, les compétences et le goût derrière ont été cultivés lentement, soigneusement.

Les fondateurs expérimentés finissent par réaliser que le trade-off vitesse/qualité est dynamique.
– Dans les premières étapes, la vitesse compte. Tu livres vite, apprends plus vite et survies.
– Mais post-PMF, ralentir ne veut pas dire rester bloqué. C’est se préparer.

Le bon design ne peut simplement pas être rushé. Il peut arriver dans des moments silencieux, inattendus, ces fissures et pauses où les idées respirent.

Du temps délibéré hors écran. Même si ça ressemble à « ne rien faire ». Voilà ce qui crée bien plus de valeur que le rush.

Change de vitesse. Ralentis.

Laisse-toi mijoter un peu plus longtemps.

Bon appétit.


A propos de Julien Martin

Julien commence sa carrière en Product Design en 2007 à New-York, en devenant le 5ème employé de Behance. En 2016, il rejoint la startup française Zenly, rachetée par Snap un an plus tard. Il y reste jusqu’à sa fermeture en 2022. Avec l’équipe fondatrice de Zenly, il crée Amo dans la foulée et lance 3 produits en 1 an. Depuis décembre 2024, il publie toutes les deux semaines ThePlaybook, une newsletter sur ses réflexions et convictions personnelles de designer.

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