Qu’est-ce qui fait la différence entre un produit mémorable et oubliable ? Le goût. Julien Martin, ex Head of Design de Zenly et auteur de la newsletter The Playbook, nous défriche ce concept faussement décrit comme subjectif selon lui. Savoureux.

5 min de lecture pour cultiver son (bon) goût

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Le goût est l’un de ces sujets qui déclenche des discussions sans fin. Tout le monde a une opinion à son sujet.

Personne n’est d’accord.

Skeuomorphisme vs flat. iOS 7 et iOS 26. Minimalisme vs maximalisme.

Ces débats sont aussi vieux que « les designers devraient-ils coder ? ».

C’est le jeu. Le goût semble subjectif et aléatoire. Mais ce n’est pas le cas. C’est l’un de ces éléments invisibles qui décident si votre produit décolle ou meurt.

Et maintenant, avec l’IA qui inonde le monde de médiocrité, le goût est l’un des avantages les plus forts que vous puissiez avoir.

Pas seulement en tant que designer. En tant que builder. En tant que généraliste.

Voici un court essai sur le goût dans notre industrie. Ne me critiquez pas.

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La plupart des produits fonctionnent. Très peu sont réellement aimés.

La différence, c’est le goût.

Le goût, c’est ce qui rend quelque chose atemporel et pas juste tendance.

C’est ce qui donne une âme à un produit au lieu de juste une utilité.

Le « moins mais mieux » de Jony Ive (NDLR : chez Apple) a prolongé la philosophie de Dieter Rams (NDLR : célèbre designer industriel auteur des 10 principes d’un bon design) au monde du hardware, qui vieillit plutôt bien des années, même après plusieurs décennies.

Je ne sais pas combien de temps je continuerai à parler de Zenly mais pour ce sujet, je trouve que cela a du sens.

Sur le papier, il s’agissait juste de points sur une carte. En réalité, c’était vivant. Sons ludiques. Animations bizarres. Emojis personnalisés qui n’avaient pas « besoin » d’exister. Ces détails ont fait que les gens y ont accordé de l’attention. Les concurrents ont copié les fonctionnalités, même cloné l’apparence, mais ils ne pouvaient pas copier le goût. Avec la forte innovation technologique, c’était définitivement notre avantage concurrentiel (moat).

Construire amo de zéro a poussé cela plus loin.

Des discussions sans fin sur comment le positionner d’une manière « absolument de bon goût », selon notre définition.

Nous nous sommes appuyés sur une formule assez particulière : artisanat x pop culture x mode.

Le résultat était polarisant par design. Les premières versions semblaient trop propres et trop élitistes.

Elles manquaient de chaleur, de fun.

C’était bien, mais pas assez bien à notre goût.

Très peu de gens le savent, mais nous avions déjà commencé à itérer dans cette direction avec le dernier design de Zenly. L’antichambre de l’ambiance d’amo.

Nos icônes était une tentative de percer dans le monde artistique en s’inspirant d’Arsham, Mondrian ou Koons.

Le goût n’est pas seulement le reflet d’une grande vision ou des visuels sophistiqués.

Il transpire dans la typographie. Dans la façon dont une notification arrive. Dans la voix de la marque. Dans la suppression de ce qui ne convient pas. C’est le jugement. Ce qui devrait être fait, pas seulement ce qui peut l’être.

C’est pourquoi l’IA a remis le goût sous les projecteurs.

L’IA peut générer n’importe quoi. Des logos, des écrans, des sites web entiers en minutes. Mais elle n’a pas de jugement. Elle ne ressent pas ce qui est juste. Elle crache juste des options.

Quelqu’un avec du goût utilise l’IA comme un jetpack. Il itère plus vite, explore plus, et atterrit toujours sur quelque chose de cohérent. Quelqu’un sans goût va probablement juste multiplier les daubes avec l’IA.

L’IA ne réduit pas le besoin de goût. Elle l’amplifie. L’écart s’agrandit chaque jour.

Bref, beaucoup de mots compliqués pour dire simplement que le goût de l’IA est aujourd’hui de la merde.

Qu’est-ce que le goût de toute façon ?

Soleio, designer Open Graph de Meta devenu investisseur, donne cette définition :

“Le goût, c’est la sélection”.

Il le compare à une directrice de musée parcourant sa galerie, décidant quels tableaux méritent le mur principal. Son œil façonne ce que des milliers de personnes se souviendront comme quelque chose de beau. Mais  elle ne peut choisir que parmi ce que les donateurs lui ont donné, ou ce que son budget permet. Les donateurs achètent ce que les marchands offrent. Les marchands représentent les artistes que le marché juge viables. Ces artistes créent dans les limites de leur formation, leurs matériaux et leur moment culturel.

À chaque maillon, quelqu’un a exercé son goût. À chaque maillon, la sélection de quelqu’un a contraint la suivante.

Les visiteurs louent l’œil exquis de la directrice. Mais quel goût savourent-ils vraiment ?

C’est ça le goût. Pas juste l’instinct. Des chaînes de décisions empilées les unes sur les autres.

Et maintenant avec l’IA, chaque designer est soudainement le directeur de musée, sauf qu’au lieu de 100 toiles, on vous en offre un milliard. La plupart sont nulles. Votre goût décide de ce qui mérite d’être accroché au mur.

La partie frustrante est que vous ne pouvez pas télécharger le goût (on n’est pas dans Matrix).

Mais vous pouvez l’aiguiser.

En marinant dans du bon travail. En remarquant les détails. En vous forçant à expliquer pourquoi quelque chose semble déconnant. En absorbant l’art, le cinéma, l’architecture et la culture jusqu’à ce que vos instincts deviennent plus affûtés. En apprenant des « créateurs de goût » aussi.

Vous ne sprintez pas vers le goût. Ça doit être lent. Douloureux. C’est le processus de toute une vie.

Chaque projet, chaque itération, chaque option rejetée construit la boussole.

Le goût n’est pas le chaos. C’est une discipline. Il doit être nourri. Cultivé.

Et une fois que vous construisez cette couche, ça se voit. Vos produits le reflètent. Les gens commencent à vous voir comme un phare de goût dans un monde bruyant.

Au fil du temps, votre travail est reconnu comme de bon goût.

Et c’est pourquoi les produits construits sur le goût survivent au bruit.

Rappelez-vous de la refonte d’Instagram en 2016. Internet a perdu la tête.

Presque une décennie plus tard, qui ose remettre en question ce mouvement audacieux.

Même histoire aujourd’hui, en 2025 au moment où j’écris ces lignes, avec iOS 26.

Le goût est subjectif, bien sûr. Mais le temps révèle toujours la différence entre l’indignation et la cohérence.

Vivez avec iOS 26 pendant plusieurs mois puis revenez à iOS 18 pour percevoir le malaise.

Pendant ce temps, le monde se noie dans les emballages et les MVP à moitié réchauffés faits par IA. La plupart ne survivront pas. Pas parce qu’ils ne fonctionnent pas, mais parce qu’ils ne vibrent pas. Ils manquent de goût.

Ils manquent d’émotion.

Le goût n’est pas de la décoration. C’est la sauce secrète. Il sépare la survie de l’insignifiance. Vous ne pouvez pas l’enseigner dans un cours. Vous pouvez seulement le cultiver, par l’exposition, l’itération et l’édition impitoyable.

L’IA rendra l’écart plus large. De la médiocrité partout. Quelques joyaux qui scintillent. Votre goût décide de quel côté vous êtes.

Cultivez-le. Appliquez-le. Impitoyablement.


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A propos de Julien Martin

Julien commence sa carrière en Product Design en 2007 à New-York, en devenant le 5ème employé de Behance. En 2016, il rejoint la startup française Zenly, rachetée par Snap un an plus tard. Il y reste jusqu’à sa fermeture en 2022. Avec l’équipe fondatrice de Zenly, il crée Amo dans la foulée et lance 3 produits en 1 an. Depuis décembre 2024, il publie toutes les deux semaines The Playbook, une newsletter sur ses réflexions et convictions personnelles de designer.

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