Avec 7 000 clients, 15 produits et 600 salariés, l’éditeur de logiciels RH Lucca se devait de concevoir un framework de Go-to-market pour ses (nombreux) lancements de produits et de fonctionnalités à venir. Un travail de plus de 4 ans relaté par Sophie Peyrat Forestier, sa directrice du Product Marketing.

9 minutes de lecture pour se préparer au grand jour

 ✉️ Article issu du Ticket n°075

Ce que tu vas apprendre dans cet article :
– Chez Lucca, un Go to market produit, c’est : Alpha test / Bêta privée / Bêta publique / lancement officiel
– Tu es censé avoir ton Product Market Fit… avant ton lancement officiel !
– Le Product Marketing est chef d’orchestre de ce plan de lancement mais les autres fonctions (commerciales, support, produit…) y ont aussi leurs tâches définis

Bonjour Sophie, dans l’épisode 13 de notre podcast Épique, Julie Chane Ching, qui est Senior Product Manager chez Lucca, nous a dit que vous aviez un framework maison de lancement de produits. Quand et comment l’avez-vous élaboré ?

Sophie Peyrat Forestier : Le début de cette standardisation de nos plans de lancement date de 2019. Il existait bien entendu des éléments auparavant, mais cela relevait plus de l’outil individuel, utilisé au cas par cas, que du template collectif.

À ce moment, une réflexion émerge du côté des équipes produit afin, déjà, de se mettre d’accord sur les grandes phases de lancement d’un produit et de s’accorder sur leur définition respective. Voici celles qui sont déterminées, et toujours suivies aujourd’hui : 

1) La phase de Build – Les premiers développements après la Discovery

2) Le phase d’Alpha – Les premiers crash tests auprès de nos équipes RH ou finance en interne

3) La bêta privée – Le test auprès de quelques clients, avec l’équipe produit en totale autonomie

4) La bêta publique – Le déploiement à plus large échelle avec l’ajout de champions du côté des sales et des account managers.

5) Le lancement officiel

Sauf que c’est une chose de dire qu’on a envie de respecter ces phases… mais c’en est une autre de le systématiser à l’échelle de l’entreprise !

Avant de revenir en détails sur ces différentes phases, peux-tu nous expliquer justement comment vous avez réussi à en faire un vrai standard de Go-to-Market chez Lucca ?

S. P. F. : À ce stade, les étapes étaient définies mais cela restait des coquilles vides car cette sorte de to do list était encore trop confidentielle. Entre 2021 et 2022, on a donc retravaillé ce phasage pour le rendre accessible à tout le monde via un document sur Notion.

On l’a vraiment conçu comme un outil collaboratif utilisable par toutes les personnes qui en auraient besoin. En tant que Product Marketing Manager (PMM), ça nous a changé la vie ! Cela nous a permis d’avoir une vision à 360° sur les différentes tâches à accomplir et les besoins des différents métiers. Par exemple, en un coup d’œil, on voit qu’on a besoin d’un scénario de démo dès la fin de la bêta privée. On peut donc l’anticiper bien en amont.

Sauf que cet outil demeurait surtout entre les mains des PMM. On a donc franchi une nouvelle étape l’an passé.

Laquelle ?

S. P. F. : En 2023, on a décrété que les Product Marketing Managers étaient les chefs d’orchestre du plan de lancement… Mais que ce n’était pas seulement LEUR to do list. On a recensé toutes les choses à faire de la part de toutes les équipes, afin d’en faire un vraiment document d’alignement, dont les PMM seraient les garants. Ce qui n’était pas une mince affaire dans une boîte de 600 personnes.

L’équipe Lucca avant de se lancer à l’eau

Entrons désormais en profondeur dans les différentes étapes du framework. Par quoi commence-t-on ?

S. P. F. : Cela commence après la phase de Discovery produit. Je ne vais pas parler du Build qui est plutôt commun pour l’ensemble des Product Managers. Toutefois, dès ce stade, il y a des pré-requis. On s’est en effet rendu compte que les équipes produit fonctionnaient souvent en vase clos et sortaient trop tard du bois pour exposer ce sur quoi elles allaient travailler les prochains mois. Problème : pour qu’un produit marche, il faut avoir l’adhésion des équipes business.

Par conséquent, dans cette première phase, on a intégré une étape : la rédaction d’un mémo de la vision du logiciel, visible par tout le monde. Le but ? Partager aux principales parties prenantes, lors d’un kick-off, le projet sur lequel va bosser l’équipe produit. En mode “On va commencer le Build, sachez que ça va arriver”.

Il faut bien voir que des équipes, comme le marketing, ont des calendriers fixés parfois un an à l’avance. Elles ont besoin d’un planning prévisionnel, même estimatif.

Un aperçu du framework de Lucca
 

Puis arrive la phase d’Alpha…

S. P. F. : Oui. L’idée, c’est de commencer par ouvrir le produit à notre service RH ou finance. C’est un privilège que l’on a chez Lucca. En tant que concepteur de logiciels RH, on peut avoir accès facilement à des utilisateurs internes, les fameux Buyers personas. Mais ce n’est pas le cas de tous les produits et de toutes les entreprises.

À ce stade, le produit fonctionne mais on assume de leur mettre entre les mains un produit à moitié fini. Pour donner une idée, si ton Product Market Fit correspond à 100% de ton produit, le Good enough à 80%, là, on se situe autour de 65 % – 70%.

Cette phase, entièrement gérée par les Product Managers, dure rarement moins que 2 à 3 mois et peut aller jusqu’à 6 mois. 

Quel est l’objectif ?

S. P. F. : Il y en a deux principaux : la preuve du concept et la validation de l’engouement. Même si on est censé avoir un minimum de certitudes, tant que le produit n’est pas dans les mains des utilisateurs, il reste des doutes. 

Pour donner une illustration, durant une phase d’Alpha d’un nouveau produit, on avait perçu que l’équipe finance n’était pas hyper emballée. On a poursuivi malgré tout le Go to market et le Product Market Fit du produit en question n’est pas encore trouvé aujourd’hui. Preuve que ces signaux peuvent être de bons indices.

L’équipe produit s’en sert aussi pour retirer un maximum de bugs afin d’avoir un produit dans lequel tu arrives à mener des actions de bout en bout sans être bloqué à chaque action. 

À quel moment sait-on qu’on peut passer à la phase suivante ?

S. P. F. : Si le produit dispose d’une expérience fluide et que l’équipe est emballée, genre si elle n’a pas envie que tu lui enlèves, c’est suffisant pour passer aux étapes de Bêta. Il faut se sentir confiant pour le montrer à des clients. 

Généralement, une instance, composée du Chief Product Officer (CPO), du Chief Technical Officer (CTO), des Product Managers responsables du produit et des parties prenantes finance ou RH, valident ce passage. Potentiellement, cela peut être une phase de Go / No-go, mais, en réalité, cela n’est jamais arrivé jusqu’à présent qu’on arrête le développement à ce stade.

Est-ce que la sélection des utilisateurs internes se fait sur la base du volontariat ?

S. P. F. : Non, tout le monde est commis d’office ! Généralement, ces produits sont censés leur améliorer la vie donc cela fait plaisir à tout le monde. 

Par exemple, en ce moment, on lance en alpha une grosse fonctionnalité dans notre logiciel d’entretiens professionnels. C’est pris très au sérieux en interne : les RH vont l’utiliser pour la préparation des prochains entretiens trimestriels et des augmentations salariales.

Passons à la bêta privée. Quelles sont les différences avec l’alpha ?

S. P. F. : Ici, on change de perspective. Le produit arrive dans les mains de vrais clients, généralement une dizaine. Gratuitement, je précise. Mais l’équipe produit gère encore entièrement le processus. 

Ce sont ainsi les Product Marketing Managers qui établissent la liste des bon bêta testeurs, en fonction de certains critères liés au produit (industrie, taille de boîte etc.). Ils vont également s’occuper de les contacter, de les recruter, de leur déployer le produit et de recueillir leurs retours. Normal, car, à ce stade, personne d’autres ne connaît le produit.

Cette phase dure généralement 3 mois et l’objectif est double. Pour les Product Managers, c’est l’occasion de vérifier la fluidité du parcours et de détecter les bugs. Pour les PMM, il s’agit d’affiner la proposition de valeur en identifiant les potentiels effets “Wahoo !”, afin de préparer les scénarios de démo des Sales.

Les différentes étapes de la bêta privée

Comment s’opère la transition vers la bêta publique ?

S. P. F. : Là encore, on a un point de passage avec une instance moins formelle, qui comprend la squad produit mais également les parties prenantes commerciales. Elles ont un accès en avant-première au produit et vont identifier les ressources de leur côté qui seront nos “champions”, les premiers ambassadeurs commerciaux du nouveau produit.

Une fois que ces derniers sont formés, on débute la bêta publique. Si tout se passe bien, c’est là où tu commences à faire des jaloux. C’est-à-dire quand d’autres personnes du business viennent te voir pour savoir quand elles peuvent, elles aussi, commencer à le vendre. Ce sont généralement de très bons signaux. 

En quoi la bêta publique diffère de la bêta privée ?

S. P. F. : À certains égards, il faut voir la bêta publique comme un lancement progressif au parc clients. Au début, tu disposes de 2 sales puis, en franchissant différents crans, tu en formes de plus en plus et tu arrives à 5 au bout de 2 mois puis 10 au bout de 3 mois etc. Ça fonctionne un peu en mode mini boîte dans la boîte. À noter : les clients paient ici.

L’idée est de continuer à engranger des feedbacks et de vérifier que le positionnement est bon. Elle peut durer entre 2 et 6 mois et on essaie d’avoir une cinquantaine de clients. On passe au lancement officiel quand on voit qu’on a trouvé notre Product Market Fit.

Comment mesurez-vous l’atteinte ou non de ce Product Market Fit ?

S. P. F. : Tout d’abord, on envoie un questionnaire qualitatif aux sales qui ont participé à la bêta publique, en leur demandant leur niveau de confiance dans ce produit s’ils devaient signer 10 deals le mois prochain, et le principal blocage à la vente.

Après, on regarde d’autres indicateurs comme les campagnes adwords ou le taux de conversion, qui doit être quasi équivalent au taux moyen des autres produits de Lucca. S’il est inférieur, cela signifie qu’on n’est pas prêt pour le lancement. Généralement, un passage de validation se fait au cours d’une réunion avec le CPO, le CTO, le responsable de la Business Unit du produit ainsi que le responsable des sales.

Après toutes ces étapes, le lancement n’est plus qu’une formalité, non ?

S. P. F. : Il y a toujours l’adrénaline du jour J, mais, en effet, tout est fait pour que cela soit plus un moment de soulagement que de stress.

Si tu en es là, c’est que tu es censé avoir déjà ton Product Market Fit et tu n’as pas à avoir peur que ton produit fasse un flop. Alors, certes, il peut facilement se passer plus d’un an entre le Build et le lancement. Mais avec déjà 70 clients et des références, tu arrives sur le marché avec pas mal d’assurance. Toutefois, l’erreur serait de se dire que c’est fini et qu’il convient de passer à autre chose. 

Adaptez-vous ce plan en fonction de l’envergure des lancements ?

S. P. F. : Oui, notre plan est évolutif. Qui peut le plus peut le moins. Autrement dit, si on a un lancement majeur, comme un nouveau logiciel, on fait tout. Si, par contre, il s’agit plutôt d’un lancement mineur, comme une fonctionnalité importante, on réduit l’effort.

On a d’ailleurs mis en place des critères pour faciliter le “ménage” des PMM. Par exemple, si la fonctionnalité n’a pas d’impact sur le tarif, on indique les tâches à enlever dans le plan.

Pour illustrer concrètement, chez Lucca, on a prévu cette année 2 à 3 lancements majeurs et au moins 5 lancements mineurs par mois, sur nos 15 logiciels au total.

Quelles ont été les difficultés pour arriver à diffuser un tel modèle à l’échelle de l’entreprise et auprès d’équipes aussi différentes ?

S. P. F. : C’est vrai que cela demande pas mal de discussions voire de la politique honnêtement. Entre 2019 et 2023, j’ai constaté deux difficultés majeures.

La première, ce sont toutes les personnes qui te disent que c’est surdimensionné et qu’elles n’en ont pas besoin. La seconde, qui est liée, concerne les personnes qui te disent oui en face… mais qui ne vont pas l’utiliser pour autant dans les faits ! Ce qui peut être assez désespérant en tant que PMM, alors que ce document est le centre de ton monde et ta boussole. 

Un jour, j’ai commencé à taper du poing sur la table. On a un super outil qui existe, il faut l’utiliser ! J’ai donc rongé mon frein et ai accepté de repartir de zéro pour remettre tout le monde dans la boucle. Ce modèle me semblait évident mais je me suis rendue compte que ce n’était pas le cas pour la plupart. J’ai donc pris 4 à 5 mois pour parler à tout le monde et faire, en quelque sorte, le plan de lancement du plan de lancement !

Avec du recul, quels sont les bénéfices que tu perçois de ce modèle ?

S. P. F. : D’une part, cela tire tout le monde vers le haut. Le standard devient l’excellence. Les équipes peuvent se laisser couler et dérouler les étapes au fur et à mesure, ce qui apporte un grand confort. Et permet aux Product Marketing Managers de véritablement monter de niveau. 

On a d’ailleurs aujourd’hui une personne chargée du Go to Market chez Lucca qui améliore en continu ce plan et développe de l’expertise. Sachant qu’on n’a pas conçu cela comme un processus chiant et débile à suivre. Au contraire, cela se veut un recueil de bonnes pratiques qui va te faire gagner du temps en laissant de la place pour la créativité et les échanges.

D’autre part, je ne l’avais pas identifié au départ, mais cela renforce vraiment l’aspect collaboratif. Ce plan de lancement devient quelque chose qui transcende les équipes. Il y a un côté galvanisant à voir cette fourmilière s’activer ensemble. C’est la formalisation de ce qui est beau dans le travail d’équipe. Enfin, côté business, les produits connaissent de meilleurs succès commerciaux.