L’enseigne sportive est en train de réinventer la façon de concevoir ses produits grâce à la co-création numérique. Une notion certes bien galvaudée mais qui trouve une signification concrète chez Decathlon. Reportage au pied du Mont-Blanc.

⌛ 8 min de lecture // 📩 Article issu du Ticket n°045

En face, l’imposante aiguille du Varan. Autour, la chaîne des Aravis et la Tête Noire, derrière laquelle se cache le massif du Mont-Blanc. Bienvenue dans la vallée de l’Arve, en Haute-Savoie, haut lieu du décolletage et de la rando en Europe.

C’est ici, à Passy, non loin de la ville de Sallanches, que Decathlon a ouvert fin 2014 son Mountain Store, un magasin qui sert également de centre de design international pour les activités en extérieur (camping, rando, ski, alpinisme etc.). Le camp de base des marques Quechua, Wed’ze et Forclaz, pour les puristes de l’enseigne de sport.

decathlon magasin montagne haute savoie

À l’entrée de l’édifice de 10 000 M2, la toute dernière version de la tente iconique “2 secondes” et, en face de l’accueil, une vaste carte IGN de la région avec un point rouge au milieu, “Vous êtes ici”. Si on est là justement, c’est pour rencontrer Emmanuelle François, cheffe de produit pour la randonnée nature, notamment pour le textile feminin.

C’est en effet elle qui est à l’origine de l’une des dernières innovations du groupe nordiste, sortie cet été : la robe de rando ! Euh… C’est quoi le rapport avec le Product Management, Le Ticket ? Et bien ce nouveau “produit” a été co-conçu de A à Z avec les utilisatrices, grâce à la plateforme numérique de co-création de Decathlon, dont on va explorer le fonctionnement.

Une histoire riche d’enseignements puisqu’elle donne une plus large dimension à la notion de tests et de recherche utilisateur, autant pour les Product Managers (PM) de produits physiques que numériques.

Voyons ça de plus près.

Si les utilisatrices me disent non, je n’y vais pas”

Emmanuelle, cela fait 27 ans qu’elle travaille chez Decat’ dont 10 ans en tant que cheffe de produit. Une partie significative de son métier, c’est d’aller sur le terrain pour rencontrer des randonneuses. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les bureaux de son équipe sont à même le magasin et au plus proche de “l’environnement de pratique” des utilisateurs.

La robe de randonnée, c’est une idée qu’elle a depuis longtemps. “Je vends plus de jupe short que de short dans le rayon femme. Alors pourquoi pas une robe ?”, se demande-t-elle. C’est vrai que cela représente quelques avantages : tu n’es plus serrée à la taille, tu as plus de liberté de mouvement (un short peut buter sur la cuisse) et… c’est plus pratique et discret pour les besoins naturels en pleine nature ! Sauf qu’Emmanuelle n’ose pas y aller.

Emmanuelle francois robe de randonnée decathlon
Emmanuelle en connaît un rayon dans le textile de rando

Le confinement va faire office de déclic. Comme elle ne peut plus aller sur les sentiers de rando, Emmanuelle n’a pas d’autres choix pour avancer dans ses projets que d’utiliser la plate-forme de co-création de Décathlon, lancée un an auparavant, en 2019. Un nouvel outil à sa disposition qui permet à des clients volontaires de devenir parties prenantes de la conception et l’amélioration des produits.

“Pour en avoir le coeur net, je vais poser la question aux randonneuses directement pour savoir si une robe de rando les intéresse. Et si elles me disent non, je n’y vais pas”, lance alors Emmanuelle.

 

Résultat ? En 48h, elle reçoit plus de 500 réponses et… 83 % de oui ! Preuve que ce n’était pas une si mauvaise idée. Place donc au développement produit – la Discovery.

Confortée par son expérience, Emmanuelle décide de poursuivre sur la voie de la co-création en demandant à la communauté de l’aider à construire son cahier des charges, par le biais de questionnaires. Les premiers retours sont clairs :

  • La robe ne doit pas être trop longue pour éviter de s’accrocher dans des racines
  • Elle ne doit pas se soulever facilement avec le vent
  • Les épaules doivent être couvertes pour éliminer le risque de frottement avec un sac à dos
  • Elle ne doit pas serrer au ventre

La cheffe de produit demande également aux 13 % des répondantes qui indiquent déjà randonner en robe de lui montrer leur modèle en visio. Emmanuelle joue le jeu de la co-créa à fond (la forme #OKOnSort) en publiant des vidéos d’elle et de son équipe de 5 personnes (modéliste, styliste, designer) avec par exemple des robes de la concurrence, pour avoir les réactions de la communauté.

“Le lien humain est important, les utilisatrices voyaient nos visages et nos métiers, ce qui est rare quand on y pense dans la conception de produits”, remarque-t-elle.

Un vrai impact sur le produit en vente

Au final, l’expérience dure plus d’un an, avec une centaine de clientes co-créatrices fidèles et des dizaines d’interactions sur des détails du produit.

Les stylistes dessinent une dizaine de robes, la communauté arrête deux modèles, l’une mi-cuisse et l’autre jusqu’au genou. L’équipe se filme avec les premiers prototypes, la communauté participe à la décision sur le type de manche ou la longueur. Emmanuelle envisage de vendre ses robes avec un shorty intégré, la communauté lui répond que c’est une mauvaise idée et qu’il vaut mieux le vendre à part car toutes les femmes n’ont pas la même morphologie.

“La co-création permet vraiment l’excellence produit. Sans cela, je n’aurais pas conçu les modèles tels qu’ils sont en vente aujourd’hui ni toute la panoplie qui va avec”, reconnaît Emmanuelle.

Elle envisage par exemple d’ajouter un sac banane en article supplémentaire pour éviter de surcharger les poches. Réaction : “Surtout pas, on perd l’intérêt de la robe si on est serrée à la taille !”. C’est finalement un porte gourde en bandoulière qui sera choisi.

En mai 2021, les premiers échantillons arrivent. Une trentaine de randonneuses se manifestent pour les obtenir et les utiliser en avant-première. “L’avantage, c’est qu’elles ont pu les tester dans des conditions différentes en même temps, dans des forêts en Ardèche ou sur des sentiers en Bretagne. Alors qu’auparavant, on était obligé de se déplacer à chaque endroit”, atteste Emmanuelle, émue de voir les visages des co-créatrices avec “leurs” robes de rando.

Les retours sont excellents. “Preuve de l’intérêt de cette démarche, les commentaires ont surtout porté sur le porte-gourde… produit sur lequel on les avait le moins sollicitées en co-création !”, rapporte-t-elle.

La dernière contribution de la communauté ? Les coloris des robes.

“Généralement, on part sur du bleu marine qui est assez sûr commercialement parlant. Là, elles ont toutes voté pour un coloris imprimé à motifs. Personnellement, je n’aurais jamais pris un tel risque… Mais elles avaient raison car ce modèle se vend bien mieux que le bleu marine”, sourit Emmanuelle.

Robe de randonnee Decathlon verte

Lancées cet été, les robes de rando Décat’ sont créditées d’avis clients de 4,7/5, ce qui les place parmi les produits les mieux notés à leur lancement. Si Emmanuelle ne souhaite pas évoquer les chiffres de vente, elle glisse toutefois que les modèles ont tous été reconduits pour l’année prochaine… Un bon signe visiblement.

La cheffe de produit, qui n’était pourtant pas une grande adepte du numérique – voire avait peur de perdre le lien direct avec les sportives – est aujourd’hui une des plus convaincues par la plateforme de co-création. Il y a deux semaines, elle a d’ailleurs randonné avec une co-créatrice, chose impensable avant, quand elle croisait des utilisateurs sur des sentiers mais ne les revoyait plus jamais après.

“Mon marché, ce sont toutes les décisions de coin de table”

“Pour tout nouveau produit, on passe par la co-création, il n’y a plus de débat. Mais c’est également très utile pour mener de plus petites améliorations produit, le “run” des produits physiques”, affirme pour sa part Simon Desbonnets, Product Manager chargé depuis deux ans de cette fameuse plateforme de co-création, accompagné de 5 dev’ et d’un UX designer (et dont l’équipe recrute au produit au passage).

Il faut dire que celui qui gravite dans différents postes numériques chez Décat’ depuis 13 ans prêche pour sa paroisse : une partie de sa mission consiste à sensibiliser ses clients internes (les chefs de produit) à utiliser cet outil.

“Mon marché, ce sont toutes les décisions de coin de table, résume-t-il. Notre but, c’est de permettre d’éclairer toutes les décisions de conception de nos produits ou services via l’expérience des utilisateurs”

Aujourd’hui, 300 personnes l’utilisent en interne (soit près d’un tiers des équipes de conception) pour 1 000 projets co-créés jusqu’à présent.

Autant la plate-forme n’aidera pas à savoir si la robe de rando va se vendre à 1 000 ou 100 000 exemplaires (une étude de marché, oui). Autant elle va aider à prendre les centaines de décisions de conception d’un produit. “L’échancrure de la robe, le positionnement des poches, le contours des bras… Emmanuelle est capable de justifier tous ces détails. Cela ne vient pas de son avis au doigt mouillé mais des insights des utilisateurs, ce qui change beaucoup de choses”, témoigne Simon.

En tant qu’outil de la Discovery et de la recherche utilisateur, la co-création est en effet une façon de renforcer les convictions des équipes face aux décideurs.

“Sans ça, le projet de robe de rando ne serait jamais passé, confie Simon. Plus globalement, c’est une façon de dérisquer un projet et de s’assurer qu’il est vraiment utile.” 

Quechua

La fausse bonne idée de la boîte à idées

À l’origine pourtant, cette volonté d’impliquer les utilisateurs dans la conception produit était plutôt mal partie. En 2014, Decathlon Création voit le jour. Une grosse boîte à idées à laquelle chaque client peut contribuer. Sauf que les PM le savent bien : il y a un monde entre l’idée d’une personne et un bon produit !

“Cette expérience a validé que les utilisateurs étaient prêts à contribuer. Mais ce n’est pas pour autant que cela nous a aidés à sortir des produits”, explique Simon.

Qualification des idées chronophages, projets qui tombent en dehors des roadmaps existantes, infaisabilité technique… Tu imagines bien tous les écueils de ce système. 

Le pivot a lieu lors d’un projet de conception d’arc à poulie pour la chasse (!). Son chef de produit décide de fédérer quelques utilisateurs via un groupe Whatsapp. Le rapport s’inverse alors.

“Ce ne sont plus les clients qui proposent des idées mais l’équipe de conception qui a la main et qui consulte les sportifs sur un sujet précis. On leur garantit ainsi que leurs avis seront utiles… ce qui était loin d’être le cas pour la boîte à idées”, synthétise Simon.

Très vite, une conviction forte émerge : il faut établir un échange direct entre les utilisateurs et les équipes de conception chez Décat’. Sous-entendu : que ces dernières soient complètement autonomes. “Honnêtement, pour la robe de rando par exemple, on n’a quasiment rien fait, certifie Simon. On était juste là pour coacher et informer sur les bonnes pratiques.”

Ce que confirme Emmanuelle : “On a eu une formation d’une après-midi mais ensuite, tout était super intuitif”. “Ce n’est pas limpide pour tout le monde encore qu’écouter ses utilisateurs est bénéfique pour une entreprise. Donc il faut rendre l’expérience très facile et jouer sur le fait que l’essayer, c’est l’adopter”, complète Simon.

Le Ticket et la gourde

Pour aller au bout de l’expérience, on s’est prêté au jeu au Ticket. Ce ne fut pas facile : la plateforme est tellement victime de son succès (100 000 co-créateurs inscrits) que 9 demandes sur 10 sont actuellement refusées. Mais on a finalement réussi à se greffer à un test de gourde isotherme. On raconte cela dans cet article si cela t’intéresse.

Notre principal étonnement : la proximité avec l’ingénieure produit. Clémence, en l’occurrence, nous donne son numéro de portable, répond de manière super réactive à nos messages et de façon personnalisée. Ce qui, au final, nous donne encore plus envie de nous impliquer ! On ne parle pas à un robot qui envoie des messages automatiques.

Et c’est peut-être là que se situe la différence notable avec la recherche utilisateur traditionnelle. Il ne s’agit pas d’une expérience ponctuelle mais bien d’une relation sur la durée avec le ou la PM, qui peut ainsi appliquer sa patte personnelle. Son rôle prend une autre ampleur. Même si, ne faisons pas les faux naïfs, cela s’avère plus chronophage voire peut comporter quelques biais d’expertise notamment (les avis des utilisateurs les plus actifs ne reflètent pas toujours ceux de la moyenne).

“Pour moi, la co-création avec des PM autonomes, c’est l’évolution et la nouvelle façon de faire de la recherche utilisateur”, insiste Simon.

D’autant que souvent les co-créateurs deviennent les premiers clients et prescripteurs du nouveau produit auquel ils ont contribué. 30 % des utilisateurs qui publient régulièrement des nouvelles sur la nouvelle application Decathlon Outdoor, qui recense les différentes sorties potentielles en France, sont ainsi passés au préalable par la case co-création !

Précision : tout cela, sans rémunération ou récompense. “Les co-créateurs s’offusquent généralement quand on pose la question de la rémunération : ils ne font pas ça pour l’argent mais pour se sentir utiles et parce que l’expérience reste ludique”, juge Simon.

“Il y a un sentiment d’appartenance au produit très fort : les co-créatrices sont très fières quand elles vont dans un magasin et voient “leur” robe”, confirme Emmanuelle. 

Sachant que tous les clients n’ont pas vocation à devenir co-créateurs. Chez Decathlon, le recrutement se fait par mail sur la base des achats précédemment effectués. Si le taux de réponse reste faible, une fois qu’une personne devient co-créatrice, elle se montre très impliquée (7 participations par an en moyenne).

Pour Decathlon, l’enjeu est désormais le déploiement à l’échelle de la co-création et notamment à l’international. Pas un mince défi : 90 % des co-créateurs sont aujourd’hui Français et, pour garder l’échange direct, il convient de résoudre le problème de la barrière de la langue. “On n’a pas encore trouvé la bonne mécanique mais on y travaille”, assure Simon.

Pour aller plus loin :